Café-philo

avec

Monsieur André BOULAT (MS 1976)

Contrôleur financier (e.r.)
Jeudi 27 mai 2004
" Soutien scolaire en cité et implication du milieu entrepreneurial dans l'égalisation des chances ? "
 
Né en 1932, André BOULAT est ancien élève de l'Ecole Nationale d'Administration (Promotion Montesquieu 1966). Administrateur Civil au Ministère de l'Economie et des Finances (Direction de la Comptabilité Publique), il est nommé Sous-Directeur à la gestion des Emprunts de l'Etat en 1976, puis contrôleur financier en 1983. Il servait en dernier lieu au Ministère de l'Agriculture. Il est lauréat de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (FNEP) Mission Spéciale 1976.
Il est contrôleur financier honoraire depuis 1993.
De 1995 à 2000 : soutien scolaire en cité (Gennevilliers).
André BOULAT est polyglotte : breveté de "langues O" (russe), diplômé de suédois, rudiments d'arabe marocain. Il est l'auteur d'un essai sur l'identité française intitulé : "Etre français demain".

La crise du système éducatif français, qui n'est que l'un des aspects de la crise de l'autorité, est particulièrement sensible dans les banlieues des grandes villes. Elle pénalise en premier lieu les populations les plus défavorisées, les jeunes élèves issus de l'immigration. La réforme du système éducatif français est un sujet d'actualité et s'inscrit dans le cadre plus large de l'évolution de l'Administration française.

Au cours de ce café-philo, André BOULAT se propose de faire part de ses observations et des enseignements qu'il a tirés de son expérience et d'explorer avec les participants les voies et moyens d'intéresser la société managériale à la formation d'une partie de ses futurs acteurs économiques et sociaux, actuellement marginalisés et menacés de le demeurer et d'impliquer les entreprises dans l'"égalisation des chances au départ" notamment par des prestations de services éducatifs parallèles permettant de franchir les premières étapes décisives de l'enseignement primaire. Aujourd'hui et avec un certain recul, il revient sur plusieurs années de soutien scolaire accomplies au service de jeunes élèves issus de l'immigration dans un cité peuplée majoritairement de travailleurs marocains et africains à Gennevilliers, en milieu collectif puis familial.

Temps des Cerises, Paris 12

photo n°1 - cp_boulat photo n°2 - cp_boulat photo n°3 - cp_boulat photo n°4 - cp_boulat photo n°5 - cp_boulat photo n°6 - cp_boulat photo n°7 - cp_boulat photo n°8 - cp_boulat photo n°9 - cp_boulat photo n°10 - cp_boulat photo n°11 - cp_boulat Photos A. Chauvin  (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu - Compte-rendu détaillé

Se réfèrant au sociologue BOURDIEU, André BOULAT s’interroge depuis 1989 sur le point de savoir si l’état auquel est parvenu l’identité française lui permettra d’assurer sa pérennité, la cohésion nationale et donc l’assimilation. Il a déjà évoqué le problème dans un essai paru en 1970 intitulé : « Etre français demain ». A partir de son expérience concrète de soutien scolaire en cité d’immigrés ainsi qu’en milieu familial et, à partir des réflexions qu’elle suscite, il estime que le milieu entrepreuneurial doit intervenir et s’impliquer dans le processus.

L’EXPERIENCE CONCRETE

Son premier contact avec la « Cité » fut un univers de tours en paquet, au pied desquelles avaient été aménagés de vastes espaces pour le jeu et plantés des végétations endurantes où l’on rencontrait énormément de groupes d’enfants, d’adolescents, de mères et parfois de jeunes filles. Un certain « désert » ceint la « cité », univers matériellement clos (on franchit des ouvertures : on entre dans un hémicycle de bâtiments ou bien on passe sous un porche à partir de la rue). La « cité » c’est une « ruche en automne » avec ses guetteurs, la vibration, le rameutement, la reconnaissance de l’autre où le jeu et la bagarre sont le sport favori.

L’atmosphère de l’aide aux devoirs donne l’impression d’étudier dans la « salle-des-pas-perdus » de la Gare Saint-Lazare avec des explosions de fête foraine, le brouhaha et l’agitation continuels. Chacun travaille avec une obstination discontinue. L’aide aux devoirs est ponctuelle et le soutien systématisé. Les moniteurs, grands frères, quand ils sont présents, sont efficaces, surtout en mathématiques. L’absentéisme n’est pas contrôlé. La fréquentation de l’aide scolaire est motivée par la nécessité elle-même du recours à une aide pour la rédaction des devoirs et à des contingences familiales (exiguïté des locaux, courses à faire). L’âge d’André BOULAT, une connaissance de rudiments d’arabe lui ont permis de bénéficier d’une situation d’exception l’ « admettant » dans cette société respectueuse des anciens, symbolisée par la remise de la clef de la salle. Il a pu ainsi comprendre les difficultés d’apprentissage de la langue française posées aux jeunes des cités, pour lesquels, la langue arabe, langage de complicité, joue le rôle d’une fonction de reconnaissance qui leur permet de marquer leur propre intérêt pour leur origine et leur culture où influent sur la vision de la solidarité sociale la religion, la double appartenance maroco-française, l’exercice de l’autorité, l’omniprésence de la fatalité.

La violence est intrinsèque à la société maghrébine où la menace des coups en attaque ou en réponse est la condition même de la présentation de soi. Dès lors, sont pris pour de la faiblesse les comportements de la société française qui a banni la force comme solution des rapports entre les personnes. Les enfants se campent sur eux-mêmes dès la plus tendre enfance. Le jeu est pratiquement exclu. Ainsi, les plus petites filles ne jouent pas à la poupée parce que la poupée continue à relever de l’interdiction de la représentation humaine, source d’idolâtrie. Cela aura une influence pour la suite sur leurs capacités d’expression et d’imagination. Les élèves ne se sentent pas en situation de dépendance par rapport au maître. Il n’existe pas d’inspiration à faire plaisir ni non plus une souffrance de désaccord. Par contre, dans la société des adultes, l’expression de la force est réservée au pire. Elle est contenue dans les relations interpersonnelles par une masse de civilités qui à chaque instant sont destinées à faire baisser la tension et à ritualiser les rapports.

L’immaturité, qui est comme ailleurs sous l’influence de la télévision, correspond en plus à la difficulté d’intégrer des remarques longues, faute de dominer le vocabulaire approprié, parce que la structure n’est pas en place. Toutefois, les résultats sont bons dans certaines parties des mathématiques qui s’expriment sans trop d’énoncés. Le verlan, fréquemment utilisé, est un langage de complicité. C’est aussi une manière de nier ce qui fait la spécificité de ceux auxquels on ne s’intègre pas, outre une énorme perte de temps et un handicap de plus. A la différence de l’argot qui enrichissait la langue, le verlan la détruit.

REFLEXIONS ET CONCLUSIONS

Citant BAVERER, avocat, économiste-historien, auteur de « LA France QUI TOMBE », il a été forcé de constater que le creuset de l’assimilation n’a pas fonctionné. Le taux de chômage de la population active d’origine maghrébine en France s’élève à 4O %, le chômage des jeunes d’origine maghrébine est le double du taux moyen et 25 % des autres populations sont en dessous du seuil de pauvreté. La comparaison en parallèle avec les données relatives à l’Education Nationale (de 100.000 à 150.000 jeunes sortent chaque de l’école sans diplôme et a fortiori sans qualification) conduit à la conclusion que le système éducatif n’a pas fonctionné. La violence dans les banlieues ne fait que traduire ce dysfonctionnement.

Les difficultés rencontrées par les jeunes maghrébins dans l’étude du français trouvent leur origine dans leur univers linguistique. Ils sont, dès la plus tendre enfance, instruits dans leur propre langue, l’arabe dialectal. Il suffit de comparer les sons de l’alphabet arabe avec ceux du français pour mesurer le fossé que doit franchir le jeune enfant pour apprendre le français, en fait en second lieu. L’arabe parlé s’écrit comme il se parle. N’est dit que ce qui est utile et tout ce qui est dit est nécessaire. Il suffit de comparer ensuite avec le français pour mesurer les difficultés. Nous sommes passés de l’oreille (mémoire) à l’œil. La lecture de l’orthographe française suppose de l’attention. Or l’attention, c’est ce qui se détruit le plus dans l’agitation constante du groupe alors même que le milieu familial n’offre pas le contrôle de familiarité qui fait retrouver le mot entendu. Il en résulte que nombre de mots que l’on parvient à lire ne sont que des sons. Ajoutons que chez les jeunes maghrébins l’on ne chante pas spontanément et que l’on ne joue pas volontiers d’instrument de musique, pour diverses raisons et donc que la formation de l’oreille est déficiente, à la différence des jeunes africains, chanteurs, danseurs. Ces problèmes ne font qu’aggraver des difficultés liées au système d’éducation lui-même et qui concerne l’ensemble des élèves, à savoir la « méthode globale » d’enseignement du français qui demeure laborieuse et incertaine. Les méthodes globales ou dérivées font appel au ludique et portent à la devinette alors que les enfants, qui n’ont que trop tendance à esquiver l’effort, ont besoin, au contraire, de prendre la mesure de l’obstacle et avoir conscience de le franchir. Ils ont besoin à leur niveau de se trouver devant la vérité technique de la performance. Avec le calcul et l’écriture, ils font connaissance avec l’effort. Il ne faut donc pas les priver de ce passage structurant de l’enfance, qui est crucial en ce sens que l’on ne ressent pas plusieurs fois le miracle de la lecture. La méthode globale donne un aspect de facilité qui n’existe pas. Les enfants ne lisent pas véritablement le français. Ils conjecturent sans cohérence en plaquant un mot supposé et dépourvu de sens. Le recours à la méthode syllabaire traditionnelle dote l’enfant d’un instrument dont il perçoit lui-même le caractère performant.

L’écriture est également formatrice, spécialement pour le milieu où le dessin est plus ou moins encadré, voire censuré par les convictions mais où l’écriture est tenue pour une haute expression spirituelle et artistique. L’appel à cette fierté est un ressort qui devrait être davantage sollicité pour ces enfants qui ont peu de matériaux sous la main, qui sont souvent bousculés dans l’entassement et jouent davantage avec le « tout fait ». « Une belle écriture n’est pas le savoir du sot mais plutôt le sceau d’une main bien contrôlée » ainsi qu’un plaisir esthétique formateur liant la précision à l’élégance.

La maîtrise du français est un facteur essentiel de l’intégration sociale, voire de l’assimilation. La sophistication techniciste de la grammaire (du type : « le groupe sujet », « le déterminant » …) n’est pas de nature à les favoriser. Le langage de nos grammaires antérieures, par sa simplicité, offrait de meilleures garanties de succès, d’autant plus que le champ du langage des enfants est souvent limité. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : la cité est un univers culturellement pauvre. La cité est une sorte de « bulle » où le vocabulaire est limité à un petit nombre de mots permettant aux relations et aux intérêts schématiques de s’exprimer. Chacun peut comprendre que c’est un carcan social. Toute tentative de sortir de ce contraste est considérée comme prétentieuse et bouffonne. L’impression de décalage entre l’enseignement et les élèves auxquels il est destiné est générale même s’il revêt un caractère spécifique auprès des populations immigrées. Aujourd’hui la situation est analogue à celle que les instituteurs ont dû prendre en compte en 1880 lorsque, avec la généralisation de l’enseignement public, laïc et obligatoire, ils ont pris en charge les enfants issus de 350 terroirs, de leurs langues régionales et leurs patois. Le port de l’uniforme par les membres du corps enseignant serait de nature à réinstaurer un certain respect envers eux et par conséquent une certaine discipline qui se substituerait au brouhaha actuel dans un univers voué au chapardage et au vandalisme. L’immigration aurait dû remettre en cause et réendosser pour identité des motifs la ligne pédagogique conduisant au certificat d’études, point de vue qui peut paraître quelque peu utopique.

La situation ne s’améliorera vraisemblablement pas car sociologiquement figée. Seule une tierce interférence peut la remettre en mouvement. La situation est préoccupante. Près de 20 % des élèves entrant au collège ne maîtrisent pas simplement la lecture. Or, les facultés d’apprentissage de la lecture s’estompent rapidement. Ce handicap ne peut que très difficilement être rattrapé. Près de 100.000 enfants sortent des études sans formation. Or, ce sont eux qui sont à due concurrence à la base de notre pyramide de renouvellement et dont l’inactivité, par cause d’inadaptation à l’emploi, va se traduire – en solidarité – en mesures de sûreté. Paradoxalement, l’infirmité de la lecture attire moins l’attention qu’un handicap physique et, par conséquent, est moins mobilisatrice.

L’expérience montre qu’il n’est pas possible d’innover de l’intérieur. Le système éducatif est inadapté. Cependant, malgré l’échec persistant, on exige davantage des mêmes moyens d’insuccès. Trois mondes clos coexistent : le système éducatif, la société civile et managériale, et les communautés ethnico-religieuses. Il paraît nécessaire de mettre en œuvre des stratégies nouvelles et de mener des expérimentations de front et non successivement, les projets risquant d’être enterrés par perte d’énergie.

L’énorme corporation de l’Education intimide la société civile dans ses rapports individuels (où elle craint constamment d’indisposer) comme dans ses rapports collectifs. Elle n’a aucune raison de ressentir les besoins propres des enfants d’immigrés (dont plus qu’autre chose elle fuit la présence).

La société civile n’est pas en mesure de vérifier la véracité de ce qui lui est dit ; les parents d’élèves ne sont pas les mieux placés pour discuter avec les enseignants. Il ne semble pas que le débat sur l’éducation ait affiché en priorité son adaptation là où il le faut, aux enfants issus de l’immigration.

la société entrepreuneuriale doit intervenir et doit s’impliquer dans le processus. La société entrepreuneuriale doit situer son intervention tout à fait en amont, à partir de l’égalisation des chances du tout départ. Le monde de l’entreprise a la légitimité a le droit et le devoir d’intervenir pour rompre l’immobilisme dont sont affectés les trois sociétés juxtaposées de l’Education, du communautarisme des cités et de l’élite sociale qui s’autoprotègent dans une retraite sous-éduquée, parce que le monde de l’entreprise est celui qui dispose désormais de la légitimité sociale de procurer les moyens de l’insertion en fournissant du travail. Le monde de l’entreprise a l’obligation d’intervenir, apparemment hors de sa sphère, dans les étapes décisives de la formation individuelle des enfants d’immigrés en raison de sa responsabilité dans l’entreprise économique globale du pays. Par l’apport d’une recherche de productivité croissante, il exerce à l’intérieur une pression de sophistication croissante. Parallèlement, on délocalise massivement les activités industrielles qui constituent des débouchés des salariés qui ne possèdent qu’un bagage technique de base. Le résultat en est évidemment un chômage persistant d’une partie importante de la jeunesse, principalement de celle issue de l’immigration. La contrepartie en est accessoirement une charge massive des dépenses de soutien et une désespérance. Il est donc légitime d’exiger du monde de l’entreprise qu’il sorte d’une réserve – ou d’une indifférence à la formation initiale – pour contribuer dès le départ à la formation de ceux dont il déplore aujourd’hui – en position de tiers désolé, l’incompatibilité. A l’évidence, il faut fonctionner à l’extérieur du système, à l’extérieur de la cité, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une expérimentation.

Les expériences pilotes censées s’étendre en tache d’huile sont une légende ; elles s’étirent. C'est dans ce contexte qu'André BOULAT définit ci-joint la motivation et les termes de sa proposition.
André CHAUVIN (MS 1992)