DINER-DEBAT

avec

Monsieur Gilles BOEUF

Professeur à l’Université P. & M. Curie, président du Conseil Scientifique de l’Agence Française pour la Biodiversité, et mentor de la Mission FNEP 2017
Lundi 25 novembre 2019
" Ré-harmoniser Humanité et Biodiversité : de faber à sapiens ? "
 
L’humain fait partie de la biodiversité, mais il s’en est singulièrement « distingué», étant devenu la plus puissante force d’évolution sur notre planète.
La situation peut apparaître paradoxale : d’un côté, des travaux très récents démontrent l’incroyable connectivité de tous les êtres vivants entre eux, y compris entre symbiotes et hôtes, et l’humain n’y fait pas exception. Et par ailleurs l‘humain imagine se détacher toujours plus des autres espèces vivantes, grâce à sa technique. Aujourd’hui, c’est l’accélération effroyable des impacts des activités humaines qui nous préoccupe, l’anthropocène et ses effets de destruction des écosystèmes, de pollution généralisée, de dissémination (la « roulette écologique »), de surexploitation des stocks (forêts, pêches), et de dérèglement bien trop rapide du climat.
Alors, quelles solutions pour passer, enfin, de faber à sapiens ?

Gilles Boeuf est Professeur à Sorbonne Université (Université Pierre et Marie Curie, UPMC), affecté à l’Observatoire Océanologique de Banyuls après avoir passé 20 ans à l’IFREMER de Brest (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). Gilles Boeuf est un spécialiste de physiologie environnementale et de biodiversité. Il a été Président du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), entre 2009 et 2015. Il a également été professeur invité au Collège de France pour l’année universitaire 2013-2014, sur la Chaire « Développement durable, énergies, environnement et sociétés » et avait alors dédié son enseignement aux interactions biodiversité et humanité. Il a été deux années conseiller scientifique au cabinet de Ségolène Royal, alors ministre de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer. Il est aujourd’hui président du Conseil Scientifique de l’Agence française pour la Biodiversité. Il a reçu en 2013 la Grande Médaille Albert 1er de Monaco pour l’ensemble de sa carrière, dédiée aux mers et à l’océan.

Gilles Bœuf était mentor de la MP2017, dont l’ouvrage « #Sobériser, innover pour un monde durable » a reçu le Prix du Livre AFQP 2019. L’association #Sobériser (www.soberiser.net) poursuit la promotion des idées développées dans l’ouvrage : identifier des voies réalistes pour amener nos sociétés et fonctionnements économiques sur la voie d’une transition vers un monde plus durable.

Chez Jenny, Paris 3

photo n°1 - dd_boeuf photo n°2 - dd_boeuf photo n°3 - dd_boeuf photo n°4 - dd_boeuf photo n°5 - dd_boeuf photo n°6 - dd_boeuf photo n°7 - dd_boeuf photo n°8 - dd_boeuf photo n°9 - dd_boeuf photo n°10 - dd_boeuf photo n°11 - dd_boeuf photo n°12 - dd_boeuf photo n°13 - dd_boeuf Photos A. Chauvin  (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

L’humain fait partie de la biodiversité, mais il s’en est singulièrement distingué, étant devenu la plus puissante force d’évolution sur notre planète. La situation peut apparaître paradoxale: d’un côté, des travaux très récents démontrent l’incroyable connectivité de tous les êtres vivants entre eux, y compris entre symbiotes et hôtes, et l’humain n’y fait pas exception. Et par ailleurs l‘humain imagine se détacher toujours plus des autres espèces vivantes, grâce à sa technique. Aujourd’hui, l’accélération effroyable des impacts des activités humaines nous préoccupe, l’anthropocène et ses effets de destruction des écosystèmes, de pollution généralisée, de dissémination (la « roulette écologique »), de surexploitation des stocks (forêts, pêches), et de dérèglement bien trop rapide du climat. Alors, quelles solutions pour passer, enfin, de faber à sapiens ?

Gilles Boeuf indique être très actif et sollicité ces derniers temps dans de grandes et petites entreprises, via notamment le Club APM dont il est membre. Au travers de plus de 200 interventions par an, de ses mandats de membre du Conseil d’Administration pour trois fondations d’entreprise (ENGIE, ICADE, Hermes), en tant que président du conseil des parties prenantes de GRT Gaz, il se consacre à sensibiliser les entreprises aux questions écologiques et les aider à enclencher une transition.

Les entreprises ont un besoin fort d’approches basées sur la science, consistant à d’abord mettre d’accord les différentes parties prenantes sur une base scientifique commune, puis construire des actions pour répondre à ces problématiques acceptées et bien comprises.

Illustrant son propos par une rencontre récente à laquelle il participait à l’invitation de la Première Ministre du Danemark, Gilles Boeuf indique qu’une coalition de scientifiques, politiques, écologistes ne peuvent seuls faire changer le monde. Sans l’entreprise, pas de changement réel. Il voit des signes d’engagement positif vis-à-vis de la biodiversité, dans les déclarations de nombreuses entreprises au travers de Act 4 Nature : certains très convaincants, mais d’autres moins.

Gilles Boeuf a pris part, au sein du cabinet de Ségolène Royal, à la préparation de la COP 21, autour de 3 thèmes clés : l’Océan, le Vivant révélateur du changement climatique, le rôle des Femmes. Il illustre quelques faits qu’il souhaite porter à notre attention :

Biodiversité : les écosystèmes de forêts tropicales, hotspots de la biodiversité, rassemblent plus de 50% de la biodiversité au monde, par ex. en Guyane avec 40 000 espèces au km², non encore décrites. Ces écosystèmes se trouvent principalement dans les zones suivantes : le bassin du Congo, l’Amazonie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et Bornéo. Mais ces écosystèmes reculent chaque année d’une surface équivalente à celle de la Grande-Bretagne.

Pour l’océan : le corail, par ex. en Nouvelle-Calédonie avec 5 à 6000 espèces au km², représente plus du tiers des espèces de l’océan. Il a reculé de 30% sur les 40 dernières années. L’océan est unique : il y a un seul océan mondial qui joue un rôle essentiel de stockage - 93% émissions de gaz à effet de serre. Sans l’océan nous serions déjà dans un monde invivable.

Pollution : quelle est la durabilité des fermes à crevettes en Equateur, utilisant de grandes quantités d’antibiotiques ? Les propriétaires ont déjà acheté des terrains à Madagascar. Ils envisagent simplement d’abandonner leurs exploitations lorsque les écosystèmes auront été détruits.

Pollution de l’air en Chine : si une certaine amélioration voit le jour à Shanghai, Pékin enregistre 1000 morts/jour du fait des particules fines. Le monde de l’entreprise doit s’emparer de ces sujets.

Changement climatique : une augmentation de 1,4°C est déjà acquise. Si on ne fait rien elle se poursuivra vers 4°C d’ici la fin du siècle. A 2°C la perte du corail est assurée. A 4°C ou davantage, la Terre devient inhabitable. Ce réchauffement induit une montée du niveau des mers : 1 mm/an sur les 5000 dernières années, 15 cm durant le 20e siècle. Les vignobles du Bordelais sont à 8 m au-dessus du niveau des mers. Le Groenland fond. La capitale de l’Indonésie, Djakarta, devra être déplacée à Bornéo, et il plane des menaces sur Singapour (voir le dernier rapport du GIEC : Cryosphère et océans, 25 sept. 2019). Voilà les raisons de notre intranquillité

. Il y a 20 000 ans, à la fin de la dernière grande glaciation, la température moyenne de la Terre est de 4°C inférieure, et la mer est 125 m plus basse. Entre l’Inde et l’Australie, le passage est possible par voie terrestre, ainsi qu’entre l’Amérique et l’Asie par le détroit de Béring.

Relation intime, viscérale entre l’humain et cette planète qui l’entoure.

Nous sommes la nature, nous sommes la biodiversité. Chaque agression contre la nature est une agression contre l’homme – un paradoxe pour celui qui s’appelle sapiens.

Hiroshima et Nagasaki, 60 000 morts en 10 min : l’humain pour la première fois est capable de créer un événement comparable aux grandes catastrophes naturelles – par exemple l’éruption du Vésuve. L’homme se prend pour Dieu.

Le génome codant de l’Homme est en grande proximité avec celle des autres organismes vivants : 1/3 de notre génome est commun avec celui des micro-algues, 60% avec une banane, 2/3 avec une mouche, 90% avec un chimpanzé ! Les déséquilibres du microbiote présent dans l’intestin humain sont en lien avec l’obésité, le diabète, le diabète de type 2, l’autisme et la maladie d’Alzheimer.

L’humanité n’a pas su contrôler l’explosion de sa démographie. Aucune espèce animale ne contrôle aussi peu sa démographie. A l’origine pourtant, les tribus exerçaient une forme de contrôle, en fonction de la disponibilité des ressources. Au néolithique l’homme se sédentarise, et le nombre d’enfants augmente. On a laissé déborder le système. Comment l’arrêter maintenant ? La Chine a édicté la règle de l’enfant unique, et les difficultés à financer les retraites s’accroissent lorsque les courbes démographiques s’inversent.

Au cours de l’Histoire, les humains ont occupé et exploité les îles du Pacifique, les ont vidées de leur écosystème, puis abandonnées pour s’installer ailleurs - sauf pour l’île de Pâques, qui se trouve à 4000 km des côtes. En 1888 Pierre Loti identifie 105 Pascuans. Aujourd’hui s’y trouvent beaucoup de Tahitiens. Les cyanobactéries sont sur Terre depuis 4 milliards d’année. Cette durabilité devrait inspirer l’innovation. Gilles Pison a écrit un article sur la démographie publié dans The Conversation : Y-a-t-il un nombre idéal d’humains ? L’éducation des filles est un facteur clé ; le nombre d’enfants est inversement proportionnel à leur éducation. Le 3e pays de la planète en population sera bientôt le Nigeria, avec 400 millions d’habitants. Comment cette économie sera-t-elle gérée ? En Afrique, 40 milliards d’heures de travail sont assurées par les femmes, pour chercher l’eau et assurer d’autres services vitaux. La situation s’aggrave avec le changement climatique. Ce temps, non rémunéré, est du temps perdu pour leur éducation.

Il faut se souvenir aussi qu’au Moyen-Age, 40% de la population est morte du fait de la peste. Les régressions brutales de la population sont surtout le fait de pathologies infectieuses.

Paul R. Ehrlich, lors de son discours de réception à l’Académie des sciences britannique, pose cette question : peut-on encore empêcher un effondrement de notre civilisation ? Gilles Boeuf se démarque nettement du discours des collapsologues, tels Yves Cochet. Il se démarque aussi de celui des technologues, du trans-humaniste Laurent Alexandre. Il s’appuie sur des raisonnements scientifiques étayés, tels ceux de Valérie Masson Delmotte climatologue, qui « ne parle que de science ».

La démarche que propose Gilles Boeuf est:
1. Reconnaitre qu’on est en crise.
2. Admettre qu’on en est responsable.
3. Décider de ce qu’on fait ensemble, sans laisser s’installer de ruptures sociales.
4. Solliciter une métamorphose.
5. Education et pédagogie.

Education et pédagogie : Il est essentiel d’introduire davantage d’écologie dans les programmes de l’enseignement, de l‘école maternelle à l’ENA, comprendre que le low cost de l’alimentation est la pire des évolutions, payer au juste prix les paysans et en finir avec cette misère noire des pesticides.

Il faut s’inspirer du vivant mais sans s’illusionner. Le tardigrade incite à s’inspirer de sa résilience pour l’humain.

Six grandes menaces peuvent encore être résolues, à condition d’en avoir conscience et en travaillant avec le monde politique et de l’entreprise : la gestion de l’eau, l’usage des pesticides, l’agriculture et l’alimentation en général, la surpêche, l’effondrement du vivant, la déforestation, la pollution. Dans ces domaines il s’agit en particulier de prendre conscience de la valeur de l’eau, qui compose 75% du corps d’un bébé – avant de la gaspiller (pour laver sa voiture !).

Il s’agit d’arrêter le productivisme agricole et la monoculture. La culture de petit pois sous le blé est un bon exemple. Le rendement en blé est un peu inférieur mais le revenu lié aux petits pois compense économiquement les 240€/ha de non-usage des pesticides. Le chlordécone utilisée en traitement des bananiers en Guadeloupe a pollué les milieux marins pour deux siècles.

On produit annuellement 17 milliards de poulets, la consommation de bœuf est de 100 kg/français, soit davantage de biomasse de bœuf que d’humains sur Terre. Il faut changer notre façon de consommer, sans pour autant renoncer au bien-être.

L’extinction de nombreuses espèces est effective, comme la grenouille de Darwin, très menacée par la destruction de son écosystème. Trois quart des insectes ont été perdus en 40 ans. Il faut protéger les écosystèmes plutôt que les espèces. La décision de classement des espèces à protéger en 1992 est devenue un argument contre les travaux publics, parfois contre-productif. La protection des écosystèmes ne nécessite pas de stopper tout développement pour préserver une espèce particulière. Il y a des changements d’équilibre. Certaines espèces se développent, opportunistes, comme les moustiques du métro londonien.

Pour le climat c’est trop tard. Il faut donc limiter les dégâts.

Il faut se préparer à vivre en moyenne 2 semaines à plus de 50°C à Paris en 2050 et arrêter de couper les arbres. En 2003, Gilles Boeuf mesurait 7°C de différence dans le jardin des plantes entre zones plantées et non plantées à Paris.

Gilles Boeuf nous incite à faire le pari gagnant de l’optimisme. La question que se pose l’écologue n’est pas celle de la survie de la planète – elle survivra ! – mais celle de son habitabilité par l’Homme.

________________

Les questions-réponses nourries, ont tourné autour du lien entre l’exposé de Gilles Boeuf – écologue, et son point de vue sur les évolutions politiques, économiques, en lien avec certains points de vue développés dans #Sobériser, Innover pour un monde durable, ainsi que les moyens de développer l’éducation aux problématiques d’avenir notamment au niveau de l’enseignement supérieur. On retiendra en particulier deux interrogations, sur des sujets ouverts pour la mise en place de réflexions transverses à la société et aux disciplines :
1. Comment passer de la mise à l’agenda des problèmes, à la décision, la bonne exécution de la décision, et aux résultats ? Quelle incitation économique ? Par ex. dans le domaine de l’usage des pesticides, le bio se développe et en même temps on augmente de 15% la consommation des produits phytosanitaires.
2. Quelles sont les formations de demain, pour anticiper les besoins des entreprises et des instituts de recherche ? Comment embarquer cette envie, cette perception du futur, dans la création de nouvelles formations ? Comment mettre en place des discussions croisées entre entreprises, recherche et universités ? Il faut créer des lieux de réflexion, rassemblant neurologues, roboticiens, sociologues et philosophes. Il faut développer l’esprit critique, et créer l’émerveillement !

Compte rendu rédigé par Marie-Hélène Morvan (MP 2017)