DINER-DEBAT

avec

Monsieur Jean-Marie COLOMBANI

Directeur du journal LE MONDE
Septembre 1995
" La presse quotidienne dans le monde multimédia de demain "
 
Jean-Marie Colombani a été élu en 1994 directeur du journal Le Monde, en remplacement de Jacques Lesourne. Jean-Marie Colombani a décidé une ambitieuse recapitalisation de 295 millions de F. Celle-ci a "sauvé Le Monde et nous a permis en même temps de conforter l'indépendance du journal", a-t-il estimé.

Hotel Hilton, Paris 7

photo n°1 - dd_colombani (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

Le Monde valait autrefois le prix d'une baguette de pain. Son prix en est actuellement le double : la presse - l'écrit - font partie des biens dont le prix relatif s'est renchéri dans le panier du consommateur !

Il existe plusieurs manières de parler de ce journal.
D'abord une institution perçue comme immuable à travers son logo et le dessin de Plantu. Mais aussi un style déterminé - ou fait ? - pour un lectorat de 2 millions de personnes dont le niveau moyen de formation est BAC +5.
Un produit : qui se consomme l'après-midi pour les Parisiens (l'édition de 13 heures est faite pour eux), le soir dans certaines grandes villes de France et le matin partout ailleurs en province.
Enfin et surtout une entreprise - un mot que JM Colombani emploiera plusieurs fois au cours de la soirée - qui a dû faire face à une transformation importante au cours des deux dernières années pour assurer sa survie.
Transformation qui donne des signes de réussite : la nouvelle mise en page - qui ne devait pas décevoir les "fétichistes du journal"- , une part plus importante consacrée à la stratégie des groupes industriels, se sont traduites par une augmentation des ventes de 13%.
L'entreprise Le Monde - qui aurait pu être rachetée, comme d'autres par un groupe industriel - ce "qu'il fallait éviter à tout prix" - s'appuie sur un actionnariat restructuré en trois pôles : les actionnaires dits intérieurs (52% du capital), dont la caractéristique est de ne pas avoir d'argent, les actionnaires extérieurs (36%) qui ont eux de l'argent, et entre les deux, la Société des Lecteurs du Monde. Cette division en trois blocs assure au journal son indépendance. Celle-ci reste en effet l'objectif principal du journal selon JM Colombani. Le rachat par un groupe industriel et/ou financier aurait été antinomique. Intégrer un groupe industriel signifie implicitement pour un journal ou un magazine se transformer à terme en un élément d'une stratégie de communication d'un ensemble qui le dépasse.
Partant du slogan sur lequel Le Monde a organisé sa relance commerciale, à savoir, "anticiper, réfléchir, révéler", JM Colombani souligne qu'il existe une différence forte entre information et communication et fait remarquer que tous les "lieux de pouvoir" ont une stratégie de communication, c'est-à-dire "d'information contrôlée". Remarque intéressante qui nous permet d'aborder le thème de la place de l'écrit dans la société du multimédia et indirectement dans la société de communication, sur laquelle on pourrait effectivement se demander si elle signifiera société de l'information. Sur ce point, JM Colombani reste convaincu que même si l'écrit semble obéir selon les discours dominants actuels à la logique d'une mort annoncée (et souvent toute proche), l'écrit, la presse conserveront une place dans la mesure où "le journal reste le lieu de la pensée".

Ce qui n'exclut pas certains problèmes. Le volume de la presse de qualité (Libération, le Figaro, Le Monde) est en baisse et la France se caractérise - sauf le groupe Hersant - par l'inexistence de véritables groupes de presse et ce à la différence de l'Allemagne ou des pays anglo-saxons. Ce constat explique le diagnostic constamment fait d'une "presse quotidienne française faible". Pas de groupe de presse car peu de lecteurs : au regard de son développement économique et de l'accroissement considérable de la population universitaire dans la décennie 80, les tirages de la presse de qualité restent notoirement inférieurs à ce qu'ils devraient être par rapport à d'autres pays. Le Monde présente ainsi cette caractéristique bizarre d'être à la fois le quotidien ayant le taux de pénétration le plus élevé dans la population étudiante, tout en gardant dans l'absolu une pénétration faible.

La France est donc un pays où on lit peu la presse quotidienne de qualité. Pour JM Colombani, la presse régionale n'est pas réellement une concurrence alors que la presse magazine française, elle, est l'une des premières au monde en nombres de titres disponibles : cette situation n'a pas permis à la presse quotidienne française de développer systématiquement l'édition d'un supplément magazine pour le week-end. Ainsi, par cette pratique, El Païs - quotidien espagnol né au début des années 80 - fait passer son tirage de 400 000 environ en semaine, à plus de 1,5 million le week-end.

Le Monde en tant qu'entreprise de presse doit faire face à d'autres difficultés : la chute des recettes publicitaires (56% des recettes du journal en 1990, 21% actuellement), la hausse du prix du papier, les difficultés liés à l'organisation de la distribution (les NMPP ont rationalisé leur réseau - en diminuant le nombre de points de vente), ce qui se traduit pour un journal par une moindre diffusion. Le coût de la distribution en région parisienne reste un problème fondamental pour la diffusion de la presse quotidienne. L'avenir, selon JM Colombani passera par le développement du portage à domicile, solution cependant financièrement très lourde pour un quotidien (le Parisien vit sur son propre réseau grâce à l'appui financier que représente la Société du Tour de France), et implique le développement d'une stratégie d'abonnements (50% des abonnements actuels sont des abonnements professionnels).

Pas question de terminer un dîner-débat consacré à la presse sans parler de déontologie...Une solution passe par le Comité de rédaction et la mise en place d'un médiateur interne (solution existante chez El Païs), plutôt mal acceptée par la rédaction et plus favorablement par les lecteurs. Une crainte selon JM Colombani : les interventions du législateur en matière de déontologie de la presse, qui au cours des vingt dernières années, quelle que soit la tendance politique, ont toujours favorisé une restriction de la liberté de la presse, en s'appuyant, "à chaque fois, sur de très bonnes raisons". Jusqu'à présent, le pouvoir judiciaire a cependant fait une interprétation très libérale de ces restrictions législatives ("jusqu'à présent", nous dit JM Colombani...).

Et pour finir une remarque particulièrement intéressante : selon JM Colombani la presse internationale, et notamment anglo-saxonne réputée pour sa tradition libérale d'indépendance, adopte des prises de position bien plus nationalistes que la presse française : les journaux britanniques se caractérisent par des prises de position internationales toujours très proches de celles du gouvernement britannique. Question de déontologie, pourrait-on dire...

PS - Nous avons bien sûr au cours de ce dîner interrogé notre invité sur la question des essais nucléaires français et de la stratégie d'information-communication (comme vous voudrez) sur le sujet. La réponse de JM Colombani a été classée secret "confidentiel-Pangloss". Tant pis pour les absents !

Xavier Delvart (MP 1993)