DINER-DEBAT

avec

Madame Anne-Marie IDRAC (MP 1977)

Chargée par le gouvernement d’une mission pour le développement des véhicules autonomes
Mercredi 5 décembre 2018
" Stratégie française pour le développement des véhicules autonomes "
 
Anne-Marie Idrac est chargée par le gouvernement d’une mission pour le développement des véhicules autonomes. Elle est diplômée de l’IEP de Paris et de l’ENA (Promotion Simone Weil, 1974). Son parcours comporte trois volets :
  • Administration 1974-95, notamment de Directrice Générale de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise (1990-93) et Directrice des Transports terrestres (1993-95).
  • Politique : Secrétaire d’Etat aux transports (1995-97), députée des Yvelines (1997-2002) puis Secrétaire d’Etat au commerce extérieur (2008-10).
  • Entreprise : présidente de la RATP (2002-6) puis de la SNCF (2006-8). Aujourd’hui elle est administratrice de Total, Bouygues, Saint Gobain, Air-France/KLM, et senior Adviser de SIA et Suez.

  • La stratégie française pour le développement des véhicules autonomes a été publiée mi-mai 2018 sous l’égide d’Anne-Marie Idrac. Elle rassemble les administrations et les professionnels autour de 3 mots clés: sécurité, progressivité, acceptabilité. Elle vise à rendre possibles des circulations en vraie grandeur dans certains cas d’usages à l’horizon 2020, après une intensification des expérimentations. Les enjeux sont très divers :
    - industriels et économiques, sur fond de transformations des chaînes de valeur,
    - techniques avec notamment les questions d’homologation,
    - juridiques et éthiques sur les problèmes de responsabilité et de partage des données,
    - politiques et de communication, dans le contexte de nouvelles mobilités en devenir. Le tout inclut d’importantes dimensions européennes et internationales.

    Maison des Polytechniciens, Paris 7

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    Compte-rendu

    Anne-Marie Idrac, Haute responsable pour la stratégie nationale du développement des véhicules autonomes, a remis un rapport au gouvernement en mai 2018 sur les orientations stratégiques pour l’action publique.

    Il existe 5 niveaux d’automatisation progressive du véhicule, au-delà du niveau 0 - pas d’automatisation - (voir encart), avec différentes gradations d’intervention et de vigilance du conducteur : maitrise totale, délégation partielle, reprise en main, supervision et décrochage. Pour illustrer les niveaux d’automatisation, au niveau 0 il peut y avoir des aides visuelles ou des avertissements de dangers, mais qui ne constituent pas une aide directe à la conduite. Le niveau 1 (eyes on–hands on) comprend des aides comme l’ABS, l’ESP, le régulateur de vitesse, le radar de recul, de franchissement de ligne, le freinage automatique d’urgence, l’avertisseur de collision et une assistance au suivi des lignes de marquage. Mais l’humain ne doit jamais laisser le véhicule prendre d’initiative non supervisée. Au niveau 2 (eyes on–hands off) le conducteur surveille l’environnement et peut reprendre le contrôle à tout moment si nécessaire. Parmi les assistances on peut retenir le régulateur de vitesse adaptatif, un dispositif de maintien dans la voie (et leur combinaison), ou encore l’assistance au stationnement. Le niveau 3 (eyes off–hands off) constitue une rupture, le véhicule devenant apte à lire son environnement et agir en conséquence, donc être véritablement autonome, mais dans des situations ou environnement prédéfinis. La délégation peut par exemple se faire sur autoroute (Autopilot de Tesla), ou dans des bouchons (stop and go), ou effectuer un dépassement ou changement de voie (sur autoroute) après activation du clignotant, ou effectuer une manœuvre de parking avec le conducteur à proximité. Le véhicule peut appréhender des dangers grâce à ses capteurs et réagir en conséquence.

    Les niveaux d’automatisation des véhicules selon la SAE
    (Society of Automotive Engineers)
    Niveau 0 : La conduite est entièrement assurée par le conducteur humain, sans assistance.
    Niveau 1 : Le conducteur est assisté soit pour le contrôle longitudinal (vitesse, interdistance), soit pour le contrôle latéral (direction), mais pas les deux à la fois.
    Niveau 2 : Le conducteur peut déléguer la conduite au système dans certaines situations précises, mais reste responsable et garde la supervision permanente.
    Niveau 3 : L’automatisation avec délégation totale de conduite est conditionnée à certaines situations prédéfinies, mais le conducteur doit pouvoir reprendre la main à tout moment en quelques secondes, notamment si on sort des situations prédéfinies.
    Niveau 4 : L’automatisation avec délégation totale de conduite est possible dans des zones ou conditions définies mais larges. Le conducteur (à bord ou pas) peut se consacrer à d’autres activités pendant les phases de délégation mais doit pouvoir reprendre la main à la demande (avec un préavis) lorsque le véhicule quitte la zone d’automatisation.
    Niveau 5 : Plus de conducteur, la voiture est totalement autonome. Le véhicule est autonome sur tous les types de routes et en toutes situations.

    Au niveau 4 (eyes off–hands off-mind off), l’autonomie devient totale pendant des périodes ou dans des zones étendues, dans des conditions prédéfinies. Il peut s’agir de zones géographiques, de conditions de trafic ou météorologiques, des types de voies ou d’itinéraires. Le véhicule doit pouvoir aussi se mettre en sécurité tout seul en cas de problème et de non réaction du conducteur (arrêt et parking sur une aire sécurisée). Le conducteur peut être à bord et occupé à d’autres tâches ou hors du véhicule si celui-ci reste dans la zone définie (par ex. valet parking, le véhicule peut aller se garer tout seul dans un parking). Enfin au niveau 5 (driverless), le véhicule est autonome à 100% et il n’y a plus de conducteur humain, en toutes circonstances, parcours urbain, péri-urbain, routier ou autoroutier. Les véhicules n’ont plus besoin de volant ni de pédales ni de poste de conduite. Ce sont des espaces mobiles dans lesquels tous les occupants sont passagers et peuvent avoir d’autres activités. Anne-Marie Idrac précise que les cas d’usage concrets sont plus opérants pour développer l’innovation que les classifications habituelles par niveaux d’autonomie. Elle note en outre un décalage entre l’image idéalisée du véhicule autonome parfait, portée par le marketing et les médias, et la réalité du niveau 5 qui exige la gestion d’un nombre incalculable de situations, et qui représente aujourd’hui encore un objectif irréaliste à court terme et assez lointain voire incertain. Elle indique même que les citoyens ne sont sûrement pas tous prêts à abandonner leur rôle de conducteur, au moins dans les générations des quadras et plus, et a fortiori encore moins à payer pour cela. Et que la diversité des situations sur la route est telle que ce n’est pas demain que les véhicules sauront les appréhender toutes. L’automatisation des véhicules se fera progressivement selon le principe learning by doing. Les différents niveaux seront franchis au fur et à mesure de l’apprentissage de nouveaux cas d’usages, de retours d’expérience et de progrès technologiques dont certains encore à venir. Par ailleurs, l’âge moyen du parc automobile français est de 18 ans, et l’âge moyen lors de l’achat d’une voiture neuve est de 57 ans. Cela laisse présager quelques années avant d’atteindre un nombre significatif d’automobiles autonomes.

    Aspects technologiques, industriels et réglementaires

    Le véhicule autonome réclame des canaux de communication performants sans phénomène de latence, entre le G5 (dérivé du wifi) et la future 5G pour l’internet des objets (IoT – Internet of Things). Mais le choix de l’infrastructure de communication pour les véhicules connectés et autonomes, reste ouvert entre la G5 et/ou la 5G, ainsi que celui du financeur. En outre les technologies actuelles de capteurs de perception de l’environnement présentent des dysfonctionnements lors de conditions météorologiques de type neige ou pluie, limitant le champ opérationnel des véhicules autonomes.

    Au plan industriel, les constructeurs automobiles devront s’adapter et probablement changer de métier, en passant de l’assemblage de véhicules vendus à des clients identifiés à des offres de services de mobilité partagée. Par exemple, l’opérateur Transdev mise à la fois sur des navettes autonomes et des voitures électriques en flottes partagées, dans un rôle d’intégrateur. La route aura également un rôle à jouer comme support des véhicules autonomes, par la signalisation et les communications véhicules-infrastructure (V2I et I2V). C’est une (r)évolution industrielle très stimulante qui oblige à un travail en commun de tous les acteurs, et à une intelligence collective.

    Il convient de faire entendre la voix de la France dans les instances de normalisation, et ce, de manière collective, que ce soit dans le domaine des fréquences ou des données (data). Il s’agit de définir les données accessibles pour les différents acteurs du véhicule autonome, et, parmi les principaux, les constructeurs ensembliers et les assureurs. Il faut définir un « bien commun », le minimum d’informations non ou pré-concurrentielles qui puisse être partagé entre ces acteurs et au profit de tous, filière automobile, numérique, Etat, Union Européenne…

    Les procédures d’homologation restent à affiner selon l’identification et la priorisation des situations critiques des cas d’usages. A priori le principe appliqué dans les transports guidés dit GAME sera retenu, c’est-à-dire obtenir un niveau de sécurité « Globalement Au Moins Equivalent » à l’existant, dans le domaine de l’automobile. Par contre il faut aussi maintenir un système suffisamment ouvert à de nouveaux entrants, acteurs actuellement en dehors de la sphère de la construction automobile et des mobilités, mais pour lesquels l’entrée dans ce nouveau marché serait économiquement accessible.

    En terme de politique publique, l’Etat souhaite accompagner le développement des véhicules autonomes et la compétitivité de l’industrie française. La loi PACTE (article 43) propose un cadre procédural pour l’expérimentation de véhicules autonomes de transport public sur des parcours prédéterminés. Les textes de règlementation au niveau européen devraient être prêts pour le niveau 3 en 2022.

    Enfin Anne-Marie Idrac insiste sur le besoin de régulation pour que ces VA s’intègrent bien dans les politiques de mobilité en répondant aux défis environnementaux, urbains et sociaux. Par exemple des règles de circulation et de stationnement, d’accès non discriminatoire aux données, et bien sûr de sécurité devront être édictées.

    Sécurité, responsabilités, acceptabilité et éthique

    Les accidents de la route sont essentiellement dus (à 90% selon les estimations communément admises) à des erreurs humaines. Le véhicule autonome doit, en théorie, être capable de réagir à bon escient et ainsi d’éviter l’accident. Par contre la reprise en main du véhicule autonome par le conducteur est une phase délicate qui prend plusieurs secondes, même si l’humain sait s’adapter à l’imprévu. En ce sens la nécessaire phase transitoire, assurément longue, pendant laquelle des véhicules autonomes et conduits cohabiteront, est particulièrement délicate.

    Le passage de la responsabilité entière du conducteur à un système où elle serait partagée est une transition majeure. En cas d’accident, il restera en effet à déterminer les responsabilités des différents acteurs : fournisseur du système, équipementier, constructeur, développeur logiciel, conducteur, superviseur, etc… Des batailles de juristes se profilent ! En 2018, le procès fictif d’un accident de véhicule autonome a vu la condamnation de la société qui avait développé le logiciel.

    Il reste encore de nombreuses interrogations et incertitudes pour que le citoyen accepte de se laisser conduire par une machine en laquelle il doit accorder toute sa confiance. Le plaisir de la conduite va-t-il disparaitre ? Quelle est la véritable attente du client ? A quoi sert le véhicule autonome ? Quel est le modèle économique sous-jacent ?

    Un réel problème éthique se pose en cas de situations extrêmes où le système devra choisir entre épargner les passagers du véhicule et percuter des usagers vulnérables sur la route – personnes âgées, femme enceinte, enfants -, ou mettre en danger les passagers en heurtant un obstacle fixe. D’autant que ce type de choix devra être fait d’avance et au niveau de la conception des logiciels. Il y a là un sujet sur lequel des philosophes devraient se pencher.

    Modèle économique et services

    La chaine de valeur de ces nouvelles formes de mobilité n’est pas stabilisée. Le marché des véhicules premium est très restreint. Y-aura-t-il des flottes subventionnées par la puissance publique, par les banques ou des investisseurs privés ? Les VTC seront-ils tous autonomes et circuleront-ils 24h sur 24h ? Seront-ils gratuits ou tarifés, et comment ? Quel CAPEX ? Le modèle économique reste ouvert et incertain. L’enjeu du véhicule autonome englobe l’ensemble des acteurs de la filière. Il faut rappeler que pour les assureurs, le domaine automobile représente 25 à 30 % de leur chiffre d’affaires.

    Par ailleurs, ni la France, ni l’Europe ne possède les forces industrielles pour une totale indépendance stratégique, notamment pour la fabrication des batteries, des lidars, voire des logiciels qui restent largement importés. L’industrie automobile française fait face au défi de l’électrification, lourd de conséquences économiques et sociales.

    Le Japon est très avancé pour la desserte des zones rurales et pour le transport de personnes âgées en véhicule autonome. En France, l’objectif serait plutôt de développer des systèmes de transport à la demande en véhicules autonomes en complément des transports collectifs. Il reste à définir la supervision de telles flottes. L’enjeu est peut-être plus important pour les villes moyennes ? Actuellement, une navette autonome coûte 250 000 €, et est amortie en 4 années.

    De nouveaux usages vont se développer. Par exemple pour le transport de marchandises, le platooning permet à plusieurs véhicules de se déplacer en peloton, seul le premier étant conduit (niveau 0 ou 1), les autres suivant en mode autonome (niveau 3 ou 4). Ces innovations pourront améliorer les conditions de travail et redonner de la compétitivité et de l’attractivité à certains métiers, et également en créer de nouveaux.

    La formule MaaS (Mobility as a Service) offre un bouquet de service et d’accès à toutes les mobilités collectives et individuelles du territoire. L’exemple d’Helsinki est emblématique, mais le coût mensuel élevé pour les usagers (499 €) est-il acceptable socialement ?

    Références bibliographiques

    Présentation du rapport A-M. Idrac
    Rapport A-M. Idrac
    Loi PACTE
    Guillaume Uster (Ifsttar) et Bernard Jacob (MP1979)