Services secrets contemporains – libre cours…
Peut-on parler de « services de renseignements à la française » ? Une question
impertinente viendrait à l’esprit : peut on encore parler de services
secrets à une époque où tout est supposé se savoir en cette ère de
l’information et des nouvelles technologies ?
Un dîner-débat avec l’amiral Pierre Lacoste, ancien directeur général de la DGSE,
vous laissera ce curieux sentiment d’avoir faim après avoir mangé et
inversement de vous avoir rassasié sans avoir donné quoi que ce soit à votre
estomac. De manière plus précise : en matière de services secrets, au-delà
d’une promenade intellectuelle et historique dans les souvenirs de la guerre
froide, l’Amiral Lacoste nous a appris beaucoup tout en nous laissant le sentiment
de ne rien savoir de plus qu’avant, et inversement nous a fait comprendre le
mystère des « services secrets » sans avoir rien trahi
de ce que nous aurions pu connaître par ailleurs. C’est d’ailleurs une leçon
qu’il conviendra de retenir : l’amiral Lacoste ne nous a-t-il pas invités
à utiliser l’information (souvent publique) dont nous disposons mais que nous
n’analysons pas ?
L’efficacité des services secrets résulte de la rencontre d’une permanence culturelle avec l’opportunité
d’un instant historique…
Des propos de l’amiral Lacoste, nous retiendrons une réelle admiration pour
l’efficacité des services secrets britanniques, dont il impute l’efficacité à
«
l’insularité » – qui contraint au commerce – et à l’histoire
coloniale… mais aussi à la maîtrise des exigences inhérentes à une bonne
organisation des services secrets. Quelles sont-elles ? : «
une capacité à travailler ensemble, à
comprendre et à accepter le point de l’autre, à partager l’information » - l’essentiel et le plus difficile n’étant
pas nécessairement de la trouver - et «
à
savoir synthétiser les talents de plusieurs disciplines ». Enfin les
services secrets restent une discipline qui ne peut évacuer le facteur humain.
Même si les technologies actuelles permettent à la fois de retrouver de manière
certaine un individu parmi des milliards grâce à l’ADN et de transmettre toute
information en un instant sur l’ensemble du globe, il restera toujours la
nécessité d’avoir des hommes qui sont, savent et agissent sur place. Il ne
suffira pas de disposer d’un bon système, doté de moyens techniques énormes
voire illimités – le cas des USA – pour que les services secrets
fonctionnent bien : si les services secrets américains jouent aujourd’hui
le rôle de bouc émissaire – «
en partie à juste titre » - suite
aux attentats du 11 septembre 2001, c’est bien parce que l’analyse et la
réflexion font ressortir des négligences humaines. L’amiral Lacoste invite à ce
sujet à prendre connaissance de toute l’information qui fut publique et publiée
après les procès relatifs à l’attentat de 1993 contre le World Trade
Center et à la mettre en relation avec
les attentats de 2001…
L’efficacité d’un système de services secrets résulte de l’articulation des différents
systèmes d’informations avec le système de prise de décision…Cette articulation
met en cause des facteurs culturels et conjoncturels – « l’histoire de
l’instant » - dont l’interaction peut avoir pour résultat qu’à un moment donné un système de renseignements se
soit révélé efficient ou non. Les services secrets s’inscrivent
nécessairement dans la permanence temporelle de la géopolitique, et bien que dans une « ombre
officielle », ils sont nécessairement dans l’actualité dès lors que celle-ci fait ressortir la conflictualité d’une
situation. Or la notion de conflictualité est devenue omniprésente dans la
société moderne : à titre d’exemple, la situation de concurrence
commerciale est, par définition, une situation qui crée une logique de
conflictualité « économique » permanente. Face à cette contrainte de
l’instant, l’efficacité des services secrets s’exprime aussi dans leur capacité
à participer à une effet de surprise… lequel a toujours partie de la panoplie
des outils utilisés en cas de conflit.
Finalité d’action et organisation des services secrets
«
Connaître l’adversaire »… Car c’est
bien de cela dont il s’agit . Connaître l’adversaire, donc l’identifier
clairement à l’instant pertinent (les talibans alliés du jour ne sont-ils pas
l’adversaire certain de demain…et inversement), se «
protéger » dès lors que la situation conflictuelle a été
identifiée et «
tromper l’adversaire ».
A cette contrainte répond une organisation étatique des « services secrets » qui procèdent de
l’interaction de quatre niveaux de modèles:
- le modèle militaire, le plus ancien, mais qui dans la culture française fut historiquement méprisé
par les élites militaires délaissant le « renseignement »
au profit « des opérations ». Deux aboutissements historiques : la
défaite en 1870 (absence totale de renseignement sur l’ennemi) et la défaite de
1940, alors qu’il existait un dispositif de renseignements militaires sur
l’Allemagne mais qui ne fut pas pris en compte. La défaite de 1940 aura pour conséquence d’écarter totalement la
France de tous les centres de décision pendant toute la guerre et ce
contrairement à la présentation faite
par notre histoire nationale de la fin du deuxième conflit mondial. Ce modèle
militaire a connu une évolution culturelle importante en France avec la guerre
du Golfe de 1991 qui vit [- enfin ? - NDLR] la création de la
Direction du Renseignement.
- le modèle diplomatique … Pour se convaincre de sa pertinence, allons relire les rapports des ambassadeurs de la Sérénissime République qui furent un modèle du genre en matière de veille géo-politique. La perfide Albion
en serait peut-être un des meilleurs élèves…
- le modèle policier qui s’articule en deux branches : la sécurité intérieure en lien avec la
justice, et la sécurité intérieure au plan politique dans le cadre de garanties
légales (mission de la DST en France). Un modèle sulfureux mais indispensable y compris dans les Etats les plus démocratiques.
- le modèle économique enfin, dont la dimension nous apparaît de plus en plus évidente :
connaître le marché fait partie du A +B de tous les manuels de mercatique.
L’évolution la plus nette fut celle des USA, dont l’amiral Lacoste pense qu’ils
se définirent une nouvelle frontière à partir de 1992 consistant en une
conquête des marchés mondiaux et qui décidèrent de doter ainsi leur
Ministère du Commerce d’une « war room ».
On note que les deux derniers modèles introduisent une composante nouvelle;:
ils ne sont pas nécessairement un apanage des attributions étatiques. Il existe
des polices privées – qui correctement encadrée peuvent être efficaces - et la veille économique est largement pratiquée par les entreprises privées. On peut se demander si l’efficacité globale d’un système
« national » de services secrets n’introduit pas alors la contrainte
d’une articulation d’action entre les acteurs publics et les acteurs
privés, posant indirectement la question de qui est au service de l’autre.
Globalement, le dispositif français comporte tous ces éléments, mais se caractérise par une
dimension fortement dominée par l’objectif de protection. La perception de
l’importance de la veille active – utilisation active de l’information disponible – constitue une deuxième étape, laquelle doit conduire à une logique de partage de l’information, ce qui pose la question de la connaissance
intelligente et donc de l’analyse. Enfin chacun des quatre modèles comporte un aspect technique et un
aspect humain : en ce qui concerne ce dernier aspect les exemples de la
guerre froide - sur la capacité à placer des hommes là où il le fallait - furent abondamment cités au cours du
dîner, laissant
in fine le sentiment que les deux camps savaient tout de
l’autre… On retiendra aussi qu’après le départ des soviétiques, les USA ont ôté
la composante humaine de leur dispositif de renseignements en Afghanistan, avec
les résultats que l’on sait. Pour la partie technique, deux évolutions majeures
sont à l’œuvre : la numérisation - que l’amiral Lacoste désigne par
l’avènement de l’homme numérique - et l’émergence de la traçabilité biologique.
Globalisation et unipolarité : la nouvelle donne des services secrets…
L’évolution géopolitique issue de la fin de la guerre froide a reconfiguré l’actualité de l’action des services secrets.
Les Britanniques qui sont (ou furent ?) les maîtres en matière de
services secrets, initièrent les USA à cette discipline par les «
réseaux
des avocats d’affaires », notamment sous l’impulsion de Churchill. Et
comme chacun le sait, la société américaine, est une société «
prisonnière des ses avocats ».
A partir des années 1990, fort d’une nouvelle situation géopolitique, les USA bénéficient d’un élan qui
dans tous les domaines leur confère une énorme distance d’avance sur « le
numéro deux », leur donnant une dominance sur le marché mondial. Mais ilsse révèlent incapables – ou aussi sans volonté réelle ? – de vouloir assurer la paix mondiale.
L’amiral Lacoste nous invite à lire sur ce sujet « Après l’empire »
d’Emmanuel TODD, dont on retiendrait que le problème mondial, ce [seraient]
justement les USA. L’unipolarité s’accompagne aussi d’une dilution du nombre et du poids des acteurs : émergence
des acteurs non gouvernementaux, multiplication de micro-états dans un fiction
onusienne de l’égalité… et un émiettement général de la planète, créant une
situation «
absurde et mensongère »…
On mettra judicieusement le nombre de paradis fiscaux en relation avec le
nombre de micro-états issus de la Couronne britannique et un fonctionnement
dynamique de la City.
L’unipolarité s’instaure parallèlement, d’une part à une liberté des flux créant une fusion
croissante des questions de sécurité intérieure avec les questions de sécurité
internationale et d’autre part à une privatisation des fonctions
régaliennes : l’armée croate fut formée et constituée dans le cadre
d’un marché attribué à une société privée américaine. Il existe donc un
« marché de la guerre », allant dorénavant au-delà du simple commerce
des armes.
Un acteur se cherche dans ce nouveau paysage : l’Union européenne. L’OTAN cadre de subordination aux USA évolue
- très lentement -,
Europole a vu le jour, mais pour le renseignement
les choses procéderont encore longtemps d’une démarche bilatérale…dans le cadre
projets à géométrie variable.
Pour conclure, on proposera une interrogation : dans le cadre de la globalisation unipolaire qui
s’accompagne de la multiplication des acteurs, de la suppression des limites
entre intérieur et extérieur, public et privé , il demeure une question :
en matière de services secrets qui est maintenant au service de qui ?
Nous finirons le débat avec une devise : «
La meilleure façon de se
cacher est de se cacher dans la foule ». Et pour faire de vous un
espion des temps modernes je vous donnerai un propos entendu au cours du dîner -
«
Karachi a 14 millions d’habitants » - : ceci devrait pouvoir être compris comme un
message codé pour les participants…en réponse à une question qui fut bien
entendu posée au cours des très secrètes libations intellectuelles du Club
Pangloss.
Xavier Delvart (MP 1993)