DINER-DEBAT

avec

Son Excellence Barbara MASEKELA

Ambassadeur d'Afrique du Sud en France
Vendredi 20 février 1998
" L'Afrique du Sud, laboratoire du futur "
 


Hotel Hilton, Paris 7

photo n°1 - dd_masekela photo n°2 - dd_masekela photo n°3 - dd_masekela photo n°4 - dd_masekela (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

Remarquable dîner autour de Barbara Masekela, ambassadeur de la République d’Afrique du Sud (RSA) sur le thème « RSA, laboratoire du futur ». Les participants furent nombreux et leurs commentaires à la sortie unanimes : tous avaient été subjugués par l’authenticité et la personnalité exceptionnelle de Mme Masekela. Ce fut en outre l’occasion pour le Club d’innover à deux titres dans l’organisation des dîners-débats : un débat en anglais et en présence de journalistes invités.

Après deux missions de retours réalisées en Afrique du Sud en 1994 et en 1995, le Club souhaitait vivement organiser un débat avec Barbara Masekela pour connaître ses réactions sur les deux rapports publiés. En 1994, première année de grande ouverture de ce pays, la mission de retour étudiait le problème de la responsabilité individuelle et des garanties collectives. En 1995, la mission portait sur l’insertion des jeunes dans le monde du travail. Deux thèmes fondamentaux pour cette nation en plein renouveau.

Après des années d’exil et un passé d’enseignante dans une université américaine, Mme Masekela a fini par occuper le poste de chef de cabinet de M. Mandela au sein de l’ANC pendant quatre ans, avant de rejoindre la France comme ambassadeur de son pays.

Mme Masekela, dont nous publions ci-dessous quelques remarques in extenso, a en particulier souligné les besoins de la RSA en matière d’investissements et de programmes de formation au management et, évoquant le plan Marshall, défini par elle comme un mouvement généreux certes, mais aussi comme un investissement pragmatique et sensé, a émis l’opinion qu’investir aujourd’hui en Afrique du Sud relevait moins d’un pari gratuit que des mêmes considérations, et qu’il pouvait y avoir les mêmes risques à s’abstenir qu’il y en aurait eu à ne pas créer de plan Marshall.

Elle s’est prêtée au jeu des questions avec humour, lucidité, conviction et une grande culture. Seule la langue de bois était absente de son répertoire ! En bref, une belle soirée dans la vie du Club et de ses invités, puisque près de la moitié des participants étaient des invités découvrant le Club et la FNEP pour la première fois.
Nicole Dubois (MP 1977)


Remarques de Son Excellence Madame Masekela, ambassadeur d’Afrique du Sud en France, au Club Pangloss à propos des deux rapportd FNEP sur l’Afrique du Sud

Mesdames et messieurs, bonsoir !

Tout d’abord, je voudrais souligner le rôle joué par le Club Pangloss de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (FNEP), qui nous permet de nous rassembler ici ce soir. Les deux équipes qui se sont rendues en Afrique du Sud en 1994 et en 1995 méritent notre sincère reconnaissance. En effet, elles ont écrit deux rapports globaux et lucides sur notre pays.

L’intérêt porté par les Français à l’évolution de l’Afrique du Sud durant la lutte antiapartheid s’est beaucoup accru ces dernières années. Les relations officielles existant entre nos présidents, ministres et hauts fonctionnaires ont eu des répercussions dans la vie civile par le biais de projets de développement non gouvernementaux, d’initiatives dues aux autorités locales et d’activités culturelles. Les liens économiques se sont considérablement renforcés, la valeur des échanges entre nos deux pays étant, en 1995, de 8,2 milliards de francs français (soit une hausse de 9,5% par rapport à 1994), avec un excédent considérable pour la France. La France occupe aujourd’hui le septième rang pour ses investissements en Afrique du Sud avec quelques 120 sociétés établies là-bas. On constate toutefois que des pays tels que les États-Unis, la Malaisie et la Corée du Sud devancent la France. Il y a peu de temps, le cabinet du Premier Ministre, Monsieur Alain Juppé, a envoyé en mission en Afrique du Sud Monsieur Deheck, président d'ELF-SANOFI, en vue d’étudier les possibilités permettant d’accroître les investissements français. Nous avons bon espoir que les résultats de cette mission se traduiront par un intérêt encore plus grand pour l’Afrique du Sud.

Vous n’êtes pas sans savoir que nous sommes en train de négocier avec l’Union Européenne afin de pouvoir obtenir l’accès dans de meilleures conditions aux marchés des pays de l’Union. Etant donné que l’Union Européenne est actuellement le premier partenaire commercial de l’Afrique du Sud, la réalisation du double objectif de démocratisation et de développement repose, pour une grande part, sur un accord commercial mutuellement profitable à l’Union Européenne et à l’Afrique du Sud. L’issue de ces négociations a des conséquences directes sur nos voisins de la SADC (Communauté d’Afrique Australe pour le Développement) avec lesquels nous avons des liens politiques, économiques et sociaux inextricables. La FNEP est composée de grandes entreprises publiques et de sociétés privées, Parmi elles, certaines sont déjà actives en Afrique du Sud, par exemple Air France et EDF. C’est dans ce contexte, et nous en sommes conscients, que la visite de l’équipe de la FNEP a été perçue, dans une certaine mesure, par les entreprises concernées.

Les rapports de l’équipe de la FNEP se sont plus particulièrement centrés sur deux thèmes:
- le concept de la responsabilité individuelle et des garanties collectives,
- l’insertion des Jeunes dans le monde du travail.

Ces deux thèmes sont, en fait, le reflet des défis et dilemmes auxquels nous faisons face actuellement en Afrique du Sud.

Le grand défi fondamental que nous avons à relever est celui de réconcilier la dualité présente dans la vie sud-africaine entre les riches et les pauvres, la ville et la campagne, les entreprises publiques et privées, une dualité présente, en fait, dans tous les domaines de la société. Nous sommes appelés à essayer de parvenir une entité cohérente réussie à partir d’un pays historiquement fragmenté. Notre vision d’une seule et unique nation sud-africaine consiste en fait à cultiver le sens de la responsabilité et de la sécurité individuelle là où chaque citoyen peut partager la notion commune de destinée. Le processus démocratique dont le point culminant a été les premières élections véritablement démocratiques de représentants législatifs et exécutifs en 1994 a, plus que toute autre chose, contribué à créer ce sens de la nation et de la responsabilité. C’était là la première étape de l’abolition du système d’apartheid fondé sur l’exclusion d’une majorité liée par la souffrance, la survie et l’organisation d’une lutte pour les droits de l’homme. Ce qui s’est produit est le résultat de l’intense mobilisation de la société sud-africaine à travers les mouvements de libération, les organisations communautaires, les syndicats, les organisations civiques et autres groupes faisant partie du mouvement en faveur du changement vers la démocratie. C’est aussi grâce au soutien de la communauté internationale, dont la France, que nous pouvons aujourd’hui parler d’une nation en formation.

La Constitution définitive qui a pris effet le 6 février 1997 représente une révision d’une portée considérable de la Constitution intérimaire négociée entre 1992 et 1993 par le Forum de négociation à Kempton Park. Ces négociations étaient guidées par des préoccupations de mandats, de représentativité, de consultations populaires et d’éducation publique. L’Assemblée Constitutionnelle élue est venue parachever la Constitution définitive en 18 mois de discussions et propositions publiques.

Ce même processus a grandement contribué au développement d’un attachement et d’une compréhension au niveau national vis à vis de la culture constitutionnelle. Notre Constitution non seulement garantit les divers systèmes démocratiques et pratiques gouvernementales mais comprend aussi, dans le chapitre 2, une Charte globale des Droits de l’Homme considérée comme l’une des plus progressistes au monde. Elle assure la protection et les droits des individus et des communautés face à l’Etat, ainsi qu’en droit privé. Une plus grande protection encore est assurée par le biais d’institutions telles que la Commission des droits de homme, le protecteur public, la Commission pour l’égalité des genres, la Commission pour la protection des minorités linguistiques et culturelles, etc….

Nous réalisons aujourd’hui que les processus démocratiques et les diverses institutions qui les assurent, s’ils sont d’une importance cruciale, peuvent toutefois être extrêmement coûteux et très lents. En outre, l’exercice de la démocratie augmente chez nous le degré de fragmentation de notre société car il fait remonter à la surface les divisions et intérêts qui ont jusqu’ici caractérisé le paysage. Ces divisions et intérêts sont d’ordre politique, culturel et surtout socio-économique. Comme je vous le disais tout à l’heure, il nous reste à affronter un défi : celui de reconnaître notre dualité et de trouver les moyens (politiques et financiers) de créer une société intégrée.

L’un des grands maux de l’ancien système, comme expliqué en détail dans les rapports réalisés par l’équipe de la FNEP, est dû au très faible niveau d’investissement dans les ressources humaines ou qualifications. L’accès à l’éducation, et en particulier à une éducation de qualité, était réservé à une minorité de la population cette mesure était encore renforcée par des politiques de réservation d’emplois, de restrictions de la liberté de mouvement de la minorité, etc. Je pense qu’il n’est pas nécessaire de vous rappeler que l’accès à la terre et au libre exercice d’une activité économique avait été légiféré dés le XIXème siècle. C’est pour cette raison que nous avons en Afrique du Sud, et l’équipe de la FNEP l’a clairement souligné, un petit monde industrialisé, essentiellement blanc qui jouit de la technologie, d’infrastructures, de services financiers et de moyens de communications les plus modernes le reliant au reste du monde et qui est capable, dans certains domaines, de réalisations technologiques et scientifiques et d’entrer dans la compétition mondiale. Par contre, ce secteur, artificiellement subventionné, ne saurait se maintenir, sans parler de se développer, sans investissement considérable dans le développement social et humain de la majorité des Sud-Africains. Voilà pourquoi, en juin 1996, le gouvernement a annoncé la mise en place d’une politique macro-économique, appelée GEAR en anglais, qui est une stratégie globale de croissance, d’emploi et de redistribution. Cette politique a pour objectif de « mettre un terme aux contraintes actuelles » et de catapulter l’économie sud-africaine à de plus hauts niveaux de croissance, d’emploi et de développement nécessaires pour assurer une meilleure vie à tous les Sud-Africains.

En résumé, cette stratégie vise à atteindre un taux de croissance économique soutenu de 6% en l’an 2000 et à entraîner la création de 300 000 à 400 000 emplois par an. Les questions de politiques clés traitées sont celles d’ordre fiscal, notamment en ce qui concerne la réduction du déficit budgétaire, le maintien ou la réduction de la pression fiscale globale, la réduction des dépenses de consommation de l’ensemble du gouvernement et le renforcement de la contribution de tout le gouvernement à la formation brute de capital fixe. D’autres aspects majeurs de cette stratégie ont trait à la politique monétaire et aux contrôles des taux de change, au développement du commerce, de l’industrie et des petites et moyennes entreprises, et enfin à la restructuration du service public et du contexte social.

Pour réussir, cette stratégie macro-économique nécessite un partenariat social ferme et résolu entre tous les actionnaires et toutes les communautés du pays. C’est là un autre défi lancé à une nation qui a déjà la tâche de réconcilier des intérêts doubles et même multiples sur tous les fronts. Certaines des tensions qui se font actuellement jour entre l’Etat et les communautés, ou l’Etat et les individus, sont apparues précisément parce que l’exercice de la démocratie leur en donnait les possibilités d’expression pour la première fois. Ce même exercice de la démocratie oblige à l’égalité de traitement là où, auparavant, les communautés et les individus étaient habitués à un traitement différent ou préférentiel. Arrivée à ce point de mon discours, je voudrais mettre en lumière deux aspects qui sont les vivantes illustrations des défis auxquels nous faisons face. Ils sont tous deux symboliques de notre aptitude à affronter l’adversité et la réalité et à investir énergie et engagement dans notre avenir.

Le premier, et le Club Pangloss y a consacré un important rapport, concerne la jeunesse sud-africaine. Les jeunes. comme vous le savez, ont joué un rôle historique clé dans la lutte de notre pays pour les droits de l’homme et la démocratie. La fragmentation des structures familiales, les soulèvements sociaux et la difficulté d’accéder aux ressources d’éducation et de formation, tout cela a contribué à la création d’une génération de jeunes qui ont des difficultés à s’insérer dans la vie active. Ce n’est pas sans raison que le premier geste du président, après son intronisation en mai 1994, a consisté à créer un fonds pour les enfants auquel il contribue en donnant un tiers de son salaire tous les ans. En 1996 a été introduite une législation établissant une Commission Nationale pour les jeunes. Cette commission est considérée comme une institution cruciale, pour le progrès de notre société ; le président l’a encouragée à faire sentir sa présence partout dans notre société. Les actions menées par les organisations de jeunes impliquent la mobilisation des communautés dans le contexte de la reconstruction et du développement de notre pays. de la lutte contre le crime et l’insécurité, ainsi que de la création de partenariats avec le milieu des affaires pour les programmes de formation et de développement. A cet égard, nous suivons avec intérêt les actions actuellement envisagées par le gouvernement français et le milieu des affaires en ce qui concerne l’insertion des jeunes dans le monde du travail.

Je voudrais aussi souligner l’importance de la Commission pour la vérité et la réconciliation. La question qui s’est longtemps posée était celle de savoir si cette commission atteindrait son objectif déclaré qui était de révéler la vérité et de réconcilier la nation ou bien si, au contraire, elle ne ferait qu’aggraver les blessures de notre société et peut-être même ne devenir qu’un instrument de vengeance politique. Au fur et à mesure qu’avance son travail, de plus en plus de personnes pensent que la Commission a joué un rôle capital dans la mise à nu de l’histoire de l’Afrique du Sud, conduisant ainsi à un vrai processus de compréhension et de trransformation. Le conflit qui existe entre la nécessité d’amnistier les coupables et le besoin d’exercer la justice sur eux nous force à assimiler les véritables implications du processus de vérité et de réconciliation. Ce n’est pas une tâche facile et de plus cela entraîne des questions sur les relations entre l’action et la responsabilité de l’individu et de la collectivité.

Dans son discours de clôture lors du débat sur l’état de la nation, la semaine dernière, le président Mandela a déclaré à l’Assemblée Nationale :
« Les progrès que nous faisons en tant que nation sont si évidents et les défis auxquels nous faisons face si clairs que même si nous avons des origines diverses, même si nous avons des circonscriptions disparates, même si notre interprétation des intérêts de ces circonscriptions diffère, nous ne pouvons que reconnaître tous que, pour que chacun réussisse, nous devons tous réussir. Nous sommes un seul peuple avec une seule destinée ».

La destinée du peuple sud-africain est aussi liée à celle de la planète. A cet égard, la contribution matérielle de la France envers l’Afrique est immense. La France est vraiment reconnue comme la seule nation à avoir augmenté son aide à l’égard de l’Afrique. Le président Chirac continue d’exhorter vivement les partenaires de la France à agir de même. Nous savons tous que la stabilité et le développement marchent ensemble. Sans l’un, on ne peut espérer l’autre. Le chômage, les sans-abris, le manque d’éducation constituent des facteurs d’instabilité. Les nobles objectifs qui sont les nôtres pour notre pays, l’Afrique du Sud, ne pourront devenir, une réalité que si nous nous montrons capables d’effacer le mal de nos inégalités passées.

C’est dans ce contexte que nous félicitons les équipes du Club Pangloss d’avoir su décrire le miracle sud-africain avec réalisme. C’est aussi dans ce contexte que nous souhaitons lancer un appel en faveur d’investissements plus grands et soutenus en Afrique du Sud.
Barbara Masekela