DINER-DEBAT

avec

Monsieur Yves MENY (MP 1975)

Politologue et professeur à l'université de Rome
Mardi 28 mai 2019
" Le peuple contre les élites : diagnostic, conséquences, solutions "
 
Yves Mény, politologue, a enseigné en France aux universités de Rennes, Paris II et Sciences-Po Paris. A l’étranger, il a enseigné aux Etats-Unis, au Mexique, en Italie, Espagne et ponctuellement dans de nombreuses autres universités ainsi qu’à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Il enseigne actuellement à l’université LUISS de Rome.
Ses recherches ont porté sur les institutions et la politique française, la politique comparée en Europe et aux Etats-Unis et actuellement sur la question démocratique au sein de l’Union européenne. Parmi ses publications, La corruption de la République (Fayard), Par le peuple, pour le peuple - Populisme et démocratie (Fayard), Démocraties imparfaites, protestations populaires et vagues populistes (Presses de SciencesPo, 2019). Ses ouvrages ont été traduits dans une dizaine de langues.
Il a été président de l’Institut Universitaire Européen de 2002 à 2009 et de la Scuola Superiore Sant’Anna de Pise de 2014 à 2018.

Les démocraties ont connu de rares « moments » populistes : en France (général Boulanger, mouvement Poujade) ou surtout aux Etats-Unis où la fameuse formule de Lincoln (gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple) a fait florès depuis les années 1890. Mais ces épisodes demeuraient des exceptions.
En revanche, au cours du dernier quart de siècle, les mouvements populistes ont fait tache d’huile dans quasiment toutes les démocraties, parfois sous des formes gauchistes, le plus souvent sous des formes d’extrême droite radicale. Leur point commun est de véhiculer une protestation anti-élite en manipulant le mythe du peuple souverain.
Cette protestation, plus ou moins violente dans son expression, sape les fondements de la démocratie telle qu’elle s’est lentement construite au cours des deux derniers siècles, souvent à partir d’éléments hétéroclites et hétérogènes.
La présentation et le débat seront centrés sur le diagnostic de cette contestation, sur le défi qu’elle représente pour la démocratie représentative et sur les moyens d’affronter cette nouvelle crise démocratique.

Chez Jenny, Paris 3

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Compte-rendu

Yves Mény, politologue, a enseigné en France aux universités de Rennes, Paris II et Sciences-Po Paris. A l’étranger, il a enseigné aux Etats-Unis, au Mexique, en Italie, Espagne et ponctuellement dans de nombreuses autres universités ainsi qu’à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Il enseigne actuellement à l’université LUISS de Rome.

Ses recherches ont porté sur les institutions et la politique française, la politique comparée en Europe et aux Etats-Unis et actuellement sur la question démocratique au sein de l’Union européenne. Parmi ses publications, La corruption de la République (Fayard), Par le peuple, pour le peuple - Populisme et démocratie (Fayard), Démocraties imparfaites, protestations populaires et vagues populistes (Presses de Sciences-Po, 2019). Ses ouvrages ont été traduits dans une dizaine de langues.

Il a été président de l’Institut Universitaire Européen de 2002 à 2009 et de la Scuola Superiore Sant’Anna de Pise de 2014 à 2018. Il est panglossien, lauréat de la Mission Principale FNEP 1975.

Yves Mény pense avoir été le premier universitaire à avoir participé à une mission FNEP parmi les élèves de grandes écoles, ce qui lui a permis d’être en contact avec des scientifiques et de faire la connaissance d’amis avec lesquels il est toujours en contact, la promotion 1975 étant restée très unie.

Ses ouvrages sur le populisme constatent une mise en cause du système démocratique, question qui doit être replacée dans ses dimensions historique et économique : il y a 25 ans, on aurait considéré le populisme avant tout comme un phénomène américain de la fin du XIXème siècle, le People’s Party. On observe à l’époque une grande expansion des échanges économiques, dont profitent des pays comme les Etats-Unis et l’Angleterre, et une révolution scientifique (moteur à explosion, communications – téléphone, canaux de Suez et de Panama… –). Cela crée de fortes disparités économiques et sociales qui amènent une partie du « petit peuple » américain (petits fermiers en particulier) à se révolter contre les banquiers, les grands industriels. Le People’s Party est du reste, sur plusieurs points, plutôt progressiste, demandant l’instauration du référendum, de l’impôt sur le revenu, l’élection directe des sénateurs… Mais il ne s’est jamais imposé face aux partis démocrate et républicain, et finalement le premier candidat à s’être fait élire sur une base populiste est Donald Trump.

En Europe on observe aujourd’hui un phénomène identique car la politique n’a pas su répondre de manière appropriée aux défis apportés par la chute du communisme et la globalisation économique, le système bipartite droite-gauche se perpétuant tel quel. Le populisme est dans ce cadre avant tout une protestation, sans programme sophistiqué, pouvant prendre une forme violente et quasi nihiliste en France (contrairement au populisme « policé » que l’on trouve en Grande-Bretagne) ; c’est en outre une protestation anti-élites, celles-ci étant considérées comme corrompues, exploiteuses, etc., qu’il s’agisse d’élites politiques ou économiques. Face à elles est érigé en modèle « le peuple », celui du « We, the people » de la constitution américaine ou du « government of the people, for the people, by the people » de Lincoln, mais on évite de se demander si « le peuple » dans sa totalité est capable de gouverner, là où le XXème siècle a su concilier la légitimité populaire et le principe représentatif, fût-ce par restriction de l’accès aux votes en droit (les femmes, les Amérindiens jusqu’en 1948) ou en fait (les noirs américains). « Le peuple » est en effet un concept abstrait, qui ne peut être source du pouvoir que par délégation : d’où l’impasse à laquelle ont abouti les « gilets jaunes » en refusant toute représentation et toute intermédiation, n’obtenant que des miettes aux élections européennes.

Par ailleurs Internet supprime, en termes économiques et sociaux, les intermédiations, d’où une forte tentation de les supprimer aussi en termes politiques, ce qui est quasi impossible : toutes les tentatives en ce sens se sont achevées soit en anarchie, soit en dictature. La démocratie a toujours été un « bricolage », qui a assez bien fonctionné pendant un certain temps avec l’introduction de concepts non essentiellement démocratiques tels que l’Etat de droit, puis les droits fondamentaux, et enfin l’Etat-providence, qui n’a rien à voir avec la démocratie mais en est devenu un pilier, du moins en Europe (pas aux Etats-Unis !) ; il faudrait que cette démocratie soit capable de s’inventer de nouveaux « bricolages » de ce type pour continuer à fonctionner.

Discussion et questions

Q/ Ce mouvement est-il irréversible ?

R/ Le politique est largement déterminé par les conditions économiques et sociales de son exercice, et aucune révolution technologique peut-être n’a été aussi fondamentale que celle d’Internet ; cela devrait changer radicalement les modalités de l’enseignement par exemple, et cela entraîne ou entraînera des révolutions économiques et sociales (automatisation de l’industrie par exemple). Il faudra de nombreuses années pour « digérer » cette phase de transformation du monde, mais le passé incite à l’optimisme, si on considère l’exemple de la crise des années 30 et le manque de consistance des expériences populistes ; cela n’exclut nullement un passage temporaire par des formes d’autoritarisme (Brésil, Philippines…).

Q/ Que penser de « l’intelligence collective » ?

R/ Habermas rappelle que c’est la tradition de la démocratie grecque, mais il faut se souvenir qu’elle concernait 4000 à 6000 individus qui discutaient et décidaient pendant que femmes et esclaves faisaient le travail. Or la délibération aujourd’hui, avec Internet, n’existe plus : chacun échange sur ses réseaux favoris, même si on assiste, avec les récentes élections européennes, au début d’un vrai débat européen, sur des thématiques communes.

Q/ La quasi absence de corps intermédiaires ne rend-elle pas difficile la formation d’une décision ?

R/ C’est un phénomène particulièrement aigu en France : les taux d’appartenance à des partis politiques et des syndicats sont ridicules, et on s’en remet à un Etat obèse : c’est ainsi aussi qu’une des associations les plus puissantes en France est la Ligue de protection des oiseaux qui compte 3000 membres, là où le National Trust britannique en compte 900.000. Toute association française ne se considère comme valable que si elle obtient des subventions diluées entre des milliers et des milliers de structures quasi parasites.

Q/ L’opposition croissante entre villes et campagnes n’aggrave-t-elle pas le problème ?

R/ Si on compare la carte des élections européennes en France avec celle des élections américaines, on constate un phénomène identique : une très grosse majorité « géographique » s’oppose à une majorité « numérique » concentrée en peu de lieux. Depuis 50 ans en France on fait de l’aménagement du territoire, mais on en fait aussi, sans le dire, le déménagement, avec l’« urbanisme commercial » qui a déstructuré le tissu social. Mais c’est peut-être le prix à payer pour la transformation en cours, comme pour la transformation de villes comme Paris, Londres, Vienne ou Berlin à l’époque de la première globalisation, de 1870 à 1914, qui n’a pu être ramenée à l’équilibre que vers 1970.

Q/ Outre les deux voies de l’anarchie et de la dictature, le populisme ne peut-il être un mal nécessaire pour conduire vers autre chose ? On pense à la phase démagogique de la Grèce antique.

R/ Les « gilets jaunes » ont raison sur un point : l’espace d’intervention possible du politique s’est considérablement réduit. C’est le cas de l’Etat de droit qui s’est empêtré dans ses propres règlements et procédures (c’est ainsi qu’il faut faire voter une loi d’exception pour restaurer Notre-Dame sous un délai plausible), ainsi que des « droits fondamentaux » (libertés de la presse, d’opinion, d’expression…) sur lesquels les tribunaux imposent des interprétations qui créent une multitude de droits d’intérêts spécifiques (exemple : l’affaire Vincent Lambert), et de la gestion des affaires publiques par les experts (exemple : les banques centrales). En outre, la globalisation fait que beaucoup d’acteurs échappent à tout pouvoir, d’où le fait même que certains d’entre eux (exemple : Mark Zuckerberg) demandent plus de régulation pour éviter des mesures abruptes prises par les Etats excédés comme jadis la législation anti-trust. C’est ainsi que, dans le cadre européen, les Etats peuvent au mieux s’opposer, mais rien faire de manière positive : la politique, qui reste nationale, est impuissante face aux politiques publiques transnationales ; la « gouvernance » s’est substituée au « gouvernement ».

Q/ Alors quelles solutions ?

R/ C’est là qu’intervient la notion de « bricolages » ! Ce qu’il faut éviter, c’est la « tyrannie de la majorité ». Tout le monde affirme être le peuple, mais il demeure un concept abstrait. On pourrait introduire certaines formes de démocratie directe : éviter des « bombes émotionnelles » et plutôt aller vers des consultations telles que celles qui, aux Etats-Unis, ont conduit vers la diminution de la taxation (d’abord foncière).

Q/Et le comportement humain, individuel, quel doit-il être pour que les choses changent ?

R/ On ne travaille sur soi, là encore, qu’à travers des médiateurs : parents, éducateurs. Un sociologue américain élevé en France a construit au sujet des Français, réputés si individualistes, le concept de « communauté délinquante » : à l’école, l’élève qui participe est mis au ban de la classe car il semble « collaborer » avec le professeur honni ; la communauté ne se construit donc que contre une autorité perçue comme trop… autoritaire. Les Français ne savent pas participer parce qu’ils n’y sont pas formés, donc n’en ont pas même envie.

Q/ Ne manque-t-il pas en France un manque d’adhésion à tout ce (et tous ceux) qui pourrai(en)t servir à de l’intermédiation ? Cette confiance peut-elle être rétablie ?

R/ La confiance est le principe de base du bon fonctionnement des sociétés humaines, en termes politiques comme économiques, et même criminels (mafia !). Toutes les sociétés sont touchées par une crise de confiance. Le système, surtout dans les pays latins, est fondé sur des règles, mais fonctionne sur leur corruption (la triche à l’école…). Les Français ne cessent de réclamer de la règle (c’est-à-dire du nivellement), là où les Anglo-saxons font preuve de beaucoup plus d’adaptabilité, quittes à être très sévères dès qu’il y a abus de confiance, fût-ce sous la forme de « simples » mensonges.

Q/ La conscience devrait précéder la confiance, avec la notion d’exemplarité, indissociable du respect pour autrui.

R/ Il n’y a pas de réponse miracle. La Révolution française s’est fondée sur la vertu mais a débouché sur des crimes affreux.

Q/ Au moins, comment peut-on rechercher davantage d’adhésion ?

R/ En France, on a tout essayé : on en est à la cinquième République, mais il y a eu une quinzaine de constitutions en deux siècles. Aujourd’hui, le système « jupitérien » d’Emmanuel Macron essaie d’évacuer un certain nombre de problèmes vers les collectivités locales ou les partenaires sociaux, mais le système étant plein de « béquilles », ça marche mal, comme avec le concept ridicule d’« autonomie des universités » : mieux vaudrait jouer le jeu, laisser les universités prendre vraiment leurs propres décisions, laisser certaines d’entre elles faire faillite, mais les autres réellement réussir. Il faut promouvoir un système où chacun soit responsable de ses actes.

Q/ Comment expliquer le succès économique des pays dirigés par des gouvernements populistes (Etats-Unis, Pologne, Hongrie) ?

R/ Les Etats-Unis sont un cas particulier, car le gouvernement gère surtout les affaires internationales, pour le reste c’est « business first » et effervescence associative (même si on peut être très critique de cette agitation) : le concept de « gouvernance » est là particulièrement bien adapté. La Pologne et la Hongrie connaissent un phénomène de rattrapage économique tel que la France ou l’Italie en ont connu jadis, les politiques structurelles européennes aidant, et par ailleurs ces pays sont confrontés à terme à un phénomène de natalité faible et d’émigration de leurs élites éduquées, qui nécessiteront des révisions importantes d’ici quelques années ; elles se sont « acheté » un électorat à coup d’aides sociales, mais cette politique ne peut être pérenne, et la même remarque vaut pour l’Italie, où toutefois des expériences antérieures ont plutôt réussi, comme le plan Fini-Bossi qui, à l’encontre de la politique actuelle, a régularisé 700.000 clandestins, mais sans difficulté car chacun avait « son » clandestin.

Q/ Le populisme en France ne cherche-t-il pas seulement à flatter le nationalisme ?

R/ La « nationalisation » est un phénomène ancien en France : de même qu’avec les soldats noirs aux Etats-Unis, on a par exemple peiné à intégrer les appelés bretons en 1870 car ils ne parlaient pas la même langue que leurs officiers. Pour parvenir à ce résultat on a exacerbé le sentiment national, avec une opposition (en partie artificielle) à « l’autre », et variant selon l’état de l’économie (naturalisations massives au début du XXème siècle, expulsions dans les années 1930). L’Afrique et l’immigration d’origine africaine sont un vrai problème pour des motifs démographiques (des deux côtés de la Méditerranée), mais redoublé par des procédures d’intégration inadaptées, alors qu’il faudrait tout miser, à terme, sur la formation.

Q/ Y-a-t-il une typologie des populismes selon la taille des pays ?

R/ La taille n’est sans doute pas un facteur déterminant, mais la coquille vide (« dehors les élites ! ») peut se remplir de manière différente selon les situations locales (voir le cas de la Ligue, ex-Ligue du Nord, en Italie, dont la cible a évolué, de manière opportuniste, des Italiens du sud vers les immigrés clandestins), ce qui peut permettre aux populismes de perdurer longtemps.

Q/ Pourquoi le populisme semble-t-il plus prospérer lorsqu’il est de droite que quand il est de gauche ?

R/ Ce n’est pas évident (voir le parti Podemos en Espagne). Les choses reposent souvent sur une « convention d’exclusion » (refus de laisser les communistes participer au pouvoir en Italie, même chose à l’encontre du Front national en France). Par ailleurs, les populismes de gauche restent gênés dans leur progression par un socle idéologique dont les populismes de droite s’affranchissent.

Compte rendu rédigé par Jacques Quintallet (MP 1991)