DINER-DEBAT

avec

Monsieur Jean-Claude PIRIS

Ancien Jurisconsulte et Directeur Général du service juridique du Conseil Européen et du Conseil de l’Union Européenne (MP 1975)
Lundi 15 octobre 2012
" Quo Vadis, Europa ? "
 
Jean-Claude Piris, diplômé en droit, de Sciences Po, ancien élève de l’ENA, est Conseiller d'Etat er. Il a été diplomate auprès de l’ONU (1979-1983), puis directeur au service juridique de l’OCDE (1985-1988) et enfin jurisconsulte/directeur général du service juridique du Conseil européen et du Conseil de l'UE (1988-2010). Il est lauréat de la FNEP, MP1975 et depuis sa retraite il est consultant, notamment auprès de l’ASEAN, et participe à divers groupes de travail pour l’UE. Il est régulièrement sollicité par le Financial Times qui l’avait placé en 2010 parmi les 20 personnalités importantes de l’UE.

Chacun est aujourd’hui conscient que la crise de l'euro ne peut être résolue sans partage des pouvoirs budgétaires et économiques. Cela pose un problème aigu de légitimité démocratique et d'acceptabilité par les populations. Dès lors, où va l'Europe ? L'UE est-elle condamnée à décliner, voire à disparaître ? Les Etats de la zone euro peuvent-ils créer une véritable union économique, sans aller jusqu'à créer un Etat fédéral ? Autant de sujets dont nous pourrons débattre avec Jean-Claude Piris.

Référence :
Piris J-C. (2012), The Future of Europe: Towards a Two-Speed EU?, Cambridge University Press, janvier, 170 pages.

La Terrasse, Cité internationale universitaire, Paris 14

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Compte-rendu

Mme Carine Camby, déléguée générale de la Cite internationale universitaire de Paris (CIUP), après avoir excusé l’absence du président Marcel Pochard, retenu par d’autres obligations, se félicite d’accueillir une telle assemblée pour un débat qui devrait être passionnant et rappelle que la CIUP concrétise, comme l’Union européenne, une volonté de coopération entre les peuples.

Le président du Club Pangloss, Bruno Auger, remercie ensuite Jean-Claude Piris et les ambassadeurs d’Irlande, M. Paul Kavanagh, des Pays-Bas, M. Ed Kronenburg et de Suède, M. Gunnar Lund, qui ont accepté de venir débattre de l'avenir de l’Union européenne dans le contexte actuel de crise de l’euro, mais aussi de l’attribution du prix Nobel de la Paix à l’Union européenne. Il se félicite du nombre élevé (58) et de la qualité des participants à ce dîner-débat, parmi lesquels Hubert du Mesnil, président de la FNEP et de RFF et Pierre Pringuet, président de l’AFEP*, également vice-président directeur général du groupe Pernod-Ricard, tous deux anciens lauréats de la FNEP.

Avant de passer la parole à JC Piris, JF Cuvier rappelle que celui-ci est déjà venu le 12 janvier 2007 parler au Club Pangloss de l’avenir de l’Union européenne après le NON au référendum français sur le Traité constitutionnel. En tant que Jurisconsulte du Conseil européen, il a supervisé la rédaction des traités de Maastricht (1992), d'Amsterdam (1997), de Nice (2001) et de Lisbonne (décembre 2007). Outre le livre qu’il vient de publier**, il a participé pour le think-tank « Notre Europe » de Jacques Delors à la rédaction d’un rapport intitulé Parachever l’euro, feuille de route vers une union budgétaire en Europe. JF Cuvier rappelle les règles du débat et souligne que les ambassadeurs s’exprimeront à titre personnel.

Présentation de Jean-Claude Piris

En préambule à son intervention, JC Piris indique qu’il l’a structurée autour d’un certain nombre de questions qui permettront d’ouvrir ensuite plus facilement le débat.

Où en est l’Europe ? Quelles sont les causes de la crise actuelle de la zone euro ?

Lorsque, avec le traité de Maastricht, la zone euro a été conçue, les Etats membres de l'Union européenne, auteurs du traité, étaient conscients qu'ils créaient une zone monétaire non optimale. Pour assurer son succès, elle aurait dû s’appuyer sur deux jambes solides, l'union monétaire devant être accompagnée d’une union économique. Mais les négociations n'ont abouti qu'à un accord sur la zone monétaire, sans obligation de convergence économique entre les Etats participants.

Certes, le Pacte de croissance et de stabilité de 1997 prévoyait des clauses de convergence économique, avec des possibilités de sanctions financières pour les pays ne les respectant pas. Mais, le moment venu, collectivement, on n’a pas eu le courage d’adopter ces sanctions. Ainsi, profitant de taux d’intérêt artificiellement bas, certains pays ont laissé filer leur dette et leur compétitivité s'est dégradée. De leur côté, pendant 10 ans, les marchés financiers n’ont pas réagi et quand ils se sont réveillés, ils ont sur-réagi, faisant grimper vertigineusement les taux d'intérêt du pays euro le plus surendetté, la Grèce.

Comment sortir durablement de la crise de l’euro ?

Tout d’abord, il faut écarter toute scission de la zone euro, par la sortie d'un ou de plusieurs Etats, qui serait catastrophique pour ces Etats et contagieuse pour certains autres. Par ailleurs, même toutes ensemble, même accentuées dans l'avenir, les mesures prises actuellement n’apporteront pas la certitude de la durabilité dont on a besoin pour rétablir la croissance.

Il faut donc corriger le dysfonctionnement original de la zone euro en la transformant en une véritable union économique. Ceci signifie que tout Etat membre de la zone euro devrait accepter un contrôle potentiel de ses politiques budgétaires et économiques, car elles ont un impact sur ses partenaires de l'euro. Ce partage des pouvoirs serait accompagné d'une garantie de solidarité, par une mutualisation partielle des dettes.

Faut-il un nouveau traité ?

Tout en rappelant que, selon certains, un nouveau traité ne serait pas nécessaire, JC Piris souligne que la transformation de la zone euro en union économique, et les engagements contraignants des Etats participants nécessaires à cet effet, ne sont pas prévus par les traités européens actuels. Or pour changer les traités, il faut l’unanimité des 27 membres de l’Union, mais le Royaume-Uni a déjà fait savoir qu’il y est opposé ou qu'il accompagnerait son accord de conditions inacceptables pour les autres.

Une autre voie est juridiquement et politiquement possible : les 17 participants à l’Euro-zone pourraient convenir entre eux, avec les autres Etats membres souhaitant se joindre à eux, d’un traité additionnel compatible avec ceux de l’Union. Ils constitueraient ainsi un groupe qui irait plus vite vers l’intégration.

L’Union à 27 serait-elle menacée ? Que devrait préciser ce traité additionnel ?

L’Union ne serait pas menacée ; d’ailleurs elle coexiste depuis 10 ans avec l’Euro-zone. On pourrait continuer de même en respectant ses droits et elle pourrait s’élargir. Ceci se ferait sous le contrôle de la Cour européenne de justice (à 27). Le groupe limiterait son action au monétaire et à l’économique.

Pour que ce traité réussisse, il faudrait qu’il repose sur une forte légitimité démocratique et qu’il facilite le processus décisionnel.

Concernant sa légitimité démocratique, un contrôle du Parlement européen ne serait pas suffisant car le débat politique actuel se déroule au niveau des Etats et des parlements nationaux. Il faudrait donc conférer d’importantes responsabilités à une émanation des parlements nationaux. Concernant son efficacité, il faudra pouvoir imposer des contraintes aux Etats, donc se limiter au strict nécessaire (faire ce qui est nécessaire, mais pas plus) et avoir des règles plus strictes de mise œuvre rigoureuse des engagements, contrairement à ce que l’on a constaté pour le Pacte de stabilité.

Irait-on ainsi vers un Etat fédéral ?

Non, car les compétences de cette union seraient partielles, il ne serait d’ailleurs pas indispensable d’aller vers la convergence fiscale, domaine que les Etats souhaitent garder sous leur contrôle.

Pourquoi les Etats en difficulté et « non respectueux » se mettraient-ils à respecter les contraintes budgétaires ?

Sans céder aux « talibans de l’austérité », du fait de la crise actuelle, les Etats ont compris qu’il faut mieux gérer leur budget du fait de la globalisation. Cela découle de la concurrence mondiale et de la nécessaire compétitivité pour l'affronter et non pas seulement de la discipline résultant de l'existence d'une monnaie commune.

Des mesures ont-elles déjà été prises en ce sens ?

Oui, des mesures ont déjà été prises, mais elles sont insuffisantes. On peut citer l’adoption au niveau européen et l’entrée en vigueur du six-pack, paquet de six mesures législatives visant à renforcer la gouvernance économique. Il doit être prochainement complété par le two-pack sur le contrôle budgétaire et les marges de croissance qui vise à renforcer la surveillance économique des Etats de la zone euro connaissant ou risquant de connaître de sérieuses difficultés budgétaires.

Ensuite le traité sur le Pacte budgétaire, ratifié par la France, vise à renforcer la discipline commune avec la fameuse « règle d’or » budgétaire pour éviter le dérapage de la dette des Etats membres.

Ces mesures sont insuffisantes et il faut maintenant prendre des mesures structurelles qui sont plus difficiles à prendre. En effet ces mesures concernent le marché du travail, les retraites, etc..

La mutualisation des dettes peut-elle exister sans conditionnalité ?

Il serait illusoire de croire que la mutualisation des dettes pourrait se faire sans conditionnalité. " Qui paie contrôle " ! La conditionnalité permettrait de créer une agence européenne de la dette. Celle-ci pourrait assortir ses prêts de conditions plus ou moins strictes en fonction de leur ampleur par rapport au PNB du pays concerné.

Faut-il une Euro-zone plus resserrée ?

Cette idée est en vogue parmi les hedge funds, mais il ne faudrait pas une Euro-zone plus resserrée pour au moins deux raisons :
- Au plan économique ce ne serait pas viable, car les pays qui quitteraient la zone euro iraient à la faillite, avec en plus un risque fort de contagion pour d’autres pays en difficultés. De plus ces pays seraient tentés par le protectionnisme et on retrouverait les maux bien connus que sont les dévaluations et les augmentations de dettes.
- Au plan politique, ce serait très difficile. De ce point de vue, il faut saluer l’initiative courageuse de Mme Merkel qui n’a pas hésité à aller en Grèce redire sa volonté d’aider ce pays à sortir de la crise, malgré l’environnement hostile.

Quelles sont les chances de succès ?

La sortie de crise sera difficile, mais un certain nombre de nouvelles récentes permettent d’être raisonnablement optimiste. Il y a eu récemment au moins cinq bonnes nouvelles :
- le 6 septembre dernier, la décision de la Banque centrale européenne (BCE) qui a permis une baisse des taux d’intérêts pour l'Italie et l'Espagne,
- le 12 septembre, l’accord de la cour constitutionnelle allemande sur le Mécanisme européen de stabilité (MES),
- le 12 septembre également, la présentation par la Commission de ses propositions pour la mise en place d’une union bancaire,
- les résultats des dernières élections aux Pays-Bas où les anti-européens ont échoué,
- le 27 septembre, l’entrée en vigueur du MES.

De plus, il y a encore deux bonnes nouvelles à espérer :
- l’adoption possible d'un plan d’aide à l’Espagne si M. Rajoy le demande,
- et la réunion des 12-13 décembre prochains des chefs d’Etats pour examiner la feuille de route de M. Van Rompuy.

Le cheminement de la zone euro vers une union économique sera long et difficile, d’autant que les opinons publiques n’ont pas été préparées avec pédagogie à ces changements. De ce point de vue, la France est centrale et les autres vont regarder ce qu'elle va faire, mais hélas le silence de nos élites sur ce sujet est assourdissant !

Débat

La première partie du débat est marquée par l’intervention des trois ambassadeurs. De ces interventions aux tonalités différentes, on peut retenir les points suivants :
- Le Pacte de stabilité n’a pas été suffisant pour garantir la convergence ; néanmoins on aurait pu trouver une certaine stabilité si ce pacte avait été respecté.
- Son non respect par l'Allemagne et la France en 2003 a choqué en Europe du Nord. Il a justifié les autres entorses, notamment dans l’Europe du Sud, et a donc marqué le début de la descente aux enfers.
- La mise en place d’une Europe à deux vitesses pourrait conduire plusieurs pays d’Europe du Nord (comme le Royaume-Uni, voire la Suède) dont les opinions publiques sont modérément europhiles, à choisir le projet le moins ambitieux, voire même à bloquer l’évolution de l’Union vers plus de convergences et à créer des tensions entre deux groupes de pays.
- Le Marché unique européen pourrait être mis à mal si on a un régime financier différent dans les deux groupes de pays, car commerce et finance sont étroitement liés.
- La rédaction d’un traité additionnel risque de faire perdre du temps, alors qu’il convient d’être rapide. En outre la convergence budgétaire et économique sera difficile à réaliser sans convergence de la fiscalité.
- Un nouveau traité sur les aspects économiques peut se heurter à des réticences vis-à-vis d'un partage de pouvoirs considérés comme relevant de la souveraineté nationale, y compris par exemple aux Pays-Bas, malgré la récente victoire aux élections des partis pro-européens.
- Le problème majeur à résoudre est probablement celui de la compétitivité de la zone euro et ce problème ne peut se résoudre par un simple traité. Il faut aborder le problème du marché du travail et de l’innovation au niveau européen, plutôt que de perdre du temps à négocier et adopter un nouveau traité.
- Certaines opinions publiques ont un attachement viscéral à l’appartenance à l’Europe, car ces pays ont ainsi été « reconnus ». C’est le cas par exemple de l’Irlande, « une île derrière une île » selon les termes de Michelet. Ceci a conduit les Irlandais à faire beaucoup de sacrifices au début de la crise, or l’adoption d’un nouveau traité risquerait de ranimer un certain euroscepticisme aujourd’hui minoritaire à l’occasion du référendum obligatoire pour son adoption. L’Irlande a fait de très gros efforts dès le début de la crise et a réussi à réduire son déficit budgétaire et à améliorer sa compétitivité par des efforts dépassant 20% de son PIB. La classe politique a compris la nécessité de la pédagogie pour réussir ce pari, même si elle a sous-estimé, par manque d’expérience, la charge de l’engagement de garantie des dettes des banques. L’Europe a besoin de décisions pour régler de manière urgente les problèmes de la dette et de la compétitivité. Lors d’un incendie on appelle les pompiers, pas un architecte.

Ces diverses remarques conduisent JC Piris à constater que, politiquement, on est suspendu entre deux paradigmes :
- le modèle européen est insuffisant pour assurer la légitimité de l’Europe aux yeux des citoyens,
- le modèle westphalien des Etats-nations jaloux de leur pleine souveraineté n'est plus viable.

Concernant le scepticisme à l’égard d’un éventuel nouveau traité, il traduit aussi la difficulté politique à accepter de nouveaux partages de souveraineté liés à ces deux paradigmes.

Au plan économique, il est certes nécessaire de s'attaquer vraiment aux réformes structurelles, comme l’ont fait les Allemands, pour redonner de la compétitivité à nos entreprises, mais on a aussi besoin de certitude dans la stabilité. Des engagements solennels des pays de la zone euro donneraient une forte légitimité politique et juridique à cette zone solide et stable pour affronter l'avenir. Sans cela, une incertitude latente et persistante créerait un climat non propice à une relance de la croissance économique.

De la deuxième partie du débat, qui associe plus largement les autres participants, on peut retenir des interrogations sur :
- les arguments et le calendrier pour faire de la pédagogie,
- l’opportunité d’accepter une faillite de la Grèce, plutôt qu’une série de plans d’aide toujours plus coûteux,
- les modalités de construction d’une représentation des parlements nationaux.

Pour JC Piris, les axes de la pédagogie sont d'assumer et reconnaître la situation telle qu'elle est, comme on a pu ce soir l’évoquer, y compris le problème de la compétitivité et des réformes structurelles. Tout ceci ne nécessite pas beaucoup de temps, seulement du courage.

Concernant la faillite de la Grèce, certes possible, d’une part elle n’est pas souhaitée politiquement par les autres pays, d’autre part elle présenterait un énorme risque de contagion à d’autres pays d’Europe du Sud qui aurait des conséquences sur l’ensemble des pays créanciers.

Enfin, concernant la mise en place d’une émanation des parlements nationaux, elle lui paraît indispensable car les opinions publiques ne reconnaissent pas une légitimité politique suffisante au Parlement européen. Ainsi, à chacune des élections européennes celui-ci, doté de pouvoirs de plus en plus étendus, a souffert d'un taux de participation aux élections en diminution régulière et croissante.
Marie-Anne Németh (MP1986) et Jean-François Cuvier (MP1975)
* AFEP : l'Association française des entreprises privées regroupe les cent principales entreprises françaises à l'exception de celles contrôlées par l'Etat.
** Piris JC (2012), The Future of Europe : Towards a two-speed EU ? Cambridge University Press, janvier 2012, 170 pages.