DINER-DEBAT

avec

Madame Jacqueline DE ROMILLY

Professeur au Collège de France (Grec ancien) Membre de l'Académie Française
Mardi 17 novembre 1998
" Survivance des mythes et des héros grecs dans le monde moderne "
 
Jacqueline de Romilly est professeur de grec ancien. Elle a enseigné dans des lycées, à la Sorbonne, à l'École Normale Supérieure, et fut la première femme professeur au Collège de France. Élue à l'Académie Française en 1988, elle fut la deuxième femme (après Marguerite Yourcenar) à entrer sous la coupole. Auteur de nombreux ouvrages dont, "la Tragédie grecque" (1970), "les grands Sophistes de l'Athènes de Périclès" (1988), "Alcibiade" (1995), "Hector" (1997)..., son analyse pénétrante des oeuvres de la Grèce antique nous révèle comment la culture grecque (ses mythes, ses héros, ses symboles), a pu pénétrer le monde romain d'abord, puis la culture européenne, jusqu'à notre époque qu'elle continue de marquer fortement.

Hotel Hilton, Paris 7

Compte-rendu

Un magazine moulé dans le style des années 90, exprimait dans son numéro 1114 de la dernière semaine du mois d’octobre, une considération sur ce que devrait être la “modernité politique” au regard des grands bouleversements de ce monde, à savoir l’idée selon laquelle il conviendrait de comprendre que l’évolution moderniste implique que l’on juge un “système” à l’aune de son efficacité. Vingt quatre auparavant, ce raisonnement imparable avait conduit le proviseur d’un collège “zonard” de province à m’opposer que j’étais le seul à avoir choisi l’option “grec ancien” et que l’efficacité budgétaire - déjà à la mode - s’accommodait mal de ma demande fantaisiste…

Le soir même du jour où je fis cette lecture perturbante - pour ne pas dire confondante - qui m’expliquait pourtant ce qui s’était produit un quart de siècle plus tôt, Mme de ROMILLY, helléniste, Professeur au Collège de France, membre de l’Académie est venue m’offrir un itinéraire bis sur ces chemins de la pensée toute faite qui abonde dans ce qu’il est convenu d’appeler les news qui font l’opinion. Ardente militante pour la défense de l’enseignement du grec ancien, sujet sur lequel elle nous prévint de sa capacité à en “discuter pendant des heures”, Mme de ROMLLY a réussi à nous présenter un extraordinaire plaidoyer pour la défense de cette cause considérée comme perdue d’avance. Bien loin des sujets “pratiques” que notre vie professionnelle nous conduit souvent à aborder, la défense de l’enseignement du grec ancien et plus généralement de l’hellénisme passe nécessairement par une réflexion sur la permanence des mythes et des héros grecs dans notre société.

Commençons par une formulation provocante en nous alignant sur les lignes de tir des penseurs de la modernité au goût des années 90 : si la finalité du système éducatif est d’être “efficace”, alors l’enseignement du grec ancien, de l’hellénisme sont condamnés à disparaître . Ce que nous dénommons “Education Nationale” s’y emploie avec ardeur selon notre invitée. Mme de ROMILLY, avec la malice des défenseurs de causes difficiles, évoquera alors le cas des fusées que nous envoyons dans l’espace et qui se nomment ARIANE, lesquelles y rencontrent des constellations portant des noms grecs, que des logiciels ont bien reçu les noms d’ELECTRE et d’EURIDIS et mentionnera avec non moins d’humour une lessive dénommée …AJAX. Je me permets de douter que les personnes qui contribuèrent à l’élaboration et la conception de ces “productions” aient été recrutées “efficacement” grâce à leur connaissance de la mythologie grecque, mais il n’en demeure pas moins que quelques individus ont puisé dans les souvenirs de cette culture – finalement bien vivante – pour l’utiliser dans leur activité professionnelle pratique.

Alors …

“Europe”, sœur de Cadmos, fut enlevée par Zeus – métamorphosé en taureau - pour être conduite en Crète où elle devint mère de Minos, nous précise le petit Larousse. Europe, concept politique à la mode au sein duquel d’énormes efforts sont faits pour se comprendre et trouver une communication “universelle” entre ses membres alors que la mythologie grecque nous l’offre justement, comme le souligne Mme de Romilly. Citant Yourcenar, Mme de Romilly nous rappelle que la mythologie grecque fut la première tentative de langage universel…Car les mythes grecs se sont perpétués et transmis parce qu’ils étaient le symbole de l’action humaine, permettant en fonction de l’age, du lieu et du temps d’y trouver un sens, de “dire ce que l’on voulait”. Le mythe grec s’est perpétué et installé dans nos mémoires par la tradition du théâtre tragique, mais aussi par une dimension restée sous-estimée, à savoir par l’inspiration lyrique qu’il fut dans les arts que sont la peinture et la musique et plus tard le cinéma. Ces mythes nous parlent des grandes tragédies humaines, mais aussi des sentiments, des passions, tout y associant, oserait-on dire, la “science fiction” à travers l’imaginaire, même si, comme le remarque avec humour Mme de Romilly en évoquant ICARE, les choses se terminaient souvent mal faute de disposer des moyens techniques adéquats… Les Grecs n’ont pas peut-être créé tous ces mythes et ils en ont certainement emprunté aux peuples voisins qu’ils qualifiaient de “barbares”. Ils sont cependant les premiers à les avoir écrits et ces mythes nous ont été transmis par leurs auteurs car “la force des Grecs, fut leur passion d’écrire”.

Le doute et la crise de l’hellénisme viennent d’une raréfaction de la création artistique et notamment théâtrale – qui aboutit à une méconnaissance des mythes grecs – relayée par un déclin de l’enseignement du grec, déclin amorcé fortement il y a une trentaine d’année et qui correspond au renforcement des valeurs matérialistes “imposant d’aller à l’essentiel, à l’urgent”. Ce déclin a été relayé - de manière coupable - par la précitée Education Nationale, qui selon Mme de Romilly a accéléré la chute des effectifs en raréfiant l’offre – (j’en sais quelque chose). Transcendant alors son age, Mme de Romilly devient vive quand on lui assène les effectifs actuels des classes de grec ancien : “tous ces chiffres sont faux et ne veulent rien dire”. En effet, sans lister l’ensemble des réformes par lesquelles les langues mortes furent moulinées, le latin et le grec sont devenus des options facultatives, puis virtuellement des options “sans point” pour le baccalauréat, puis des options auxquelles on ne pourrait pas consacrer plus de deux heures dans l’emploi du temps hebdomadaire… Au bout de cette longue course d’obstacles, la motivation doit rester très forte…

Même si cette crise des “langues anciennes” affecte tous les pays développés, pour nous “positionner” - je ne sais si en tant qu’Académicienne elle apprécierait ce mot - dans l’ensemble européen, Mme de Romilly évoquera la Finlande, seul pays ayant des émissions radiophoniques ou télévisées en latin, et l’Italie dont le Ministre de l’Education vient de cosigner un texte – avec son homologue… français qui apparemment dissocie aisément la parole du geste – sur la défense des langues dites mortes. Son regret sur le cas français réside dans la mise à mort de cette trilogie – tragique - de l’enseignement du français-latin-grec car pour Mme de Romilly, le déclin de l’enseignement du grec est fondamentalement lié à la crise de l’enseignement du français, voire de l’enseignement tout court…Passionnée par son sujet, elle nous invite à revoir nos opinions toutes faites sur l’enseignement du grec ancien : il ne s’agit pas justement d’une crise de l’opinion sur cette matière - curieusement bien plus favorable qu’il y a quinze ans - mais d’une crise de l’Institution qui refuse de répondre à cette opinion. On peut certes lire les mythes une fois traduits et édités – ce à quoi s’est Mme de Romilly appliquée pendant de nombreuses années ! - mais l’accès à la mythologie grecque passe par l’enseignement de la langue dans laquelle ils ont été écrits. Il resterait l’accès par le théâtre : l’invitée de la soirée reconnaît “conseiller d’y aller le plus souvent”, même si elle avoue bouder la représentation moderne des œuvres. “C’est mieux que rien, même si on perd de vue que fidélité à l’œuvre d’origine rend l’émotion bien plus forte que les expérimentations contemporaines”.

Certes, mais irréductible bien que sous le charme de cet argumentaire imparable, je ne peux m’empêcher de me poser la question “A quoi cela sert-il quand même” sauf à être une source inépuisable de noms de produits pour grandes surfaces… Vint alors l’indicible.

Les textes – mythes - grecs antiques cherchaient à vivre bien et “osaient le dire”, bref parlaient d’une éthique de l’existence et constituent une morale sociale même si Mme de Romilly n’a pas prononcé ses mots. Car elle nous rappelle que son livre La douceur dans la pensée grecque n’est pas un ouvrage culinaire consacré “aux desserts” et que la mythologie grecque porte en elle la justice, le pardon, la compréhension… bref la tolérance et tout un ensemble de concepts et d’idées qui me semblent bien à la mode dans le discours politiquement correct d’une époque dont nous ne sommes en fait plus très surs qu’elle en soit vraiment porteuse. Les Grecs ont pensé la loi – écrite – que l’on respecte et fondatrice de l’ordre social et la sécurité de l’individu dans la Cité, mais aussi la loi non écrite, celle des usages de la guerre par exemple, de la relation à l’autre. Ils ne l’ont pas toujours respectée, mais ils l’ont inventée, codifiée dans l’imaginaire des mythes, alors que l’efficacité de la modernité nous invite de plus en plus à les transgresser.

Alors on comprend la peine de Mme de Romilly, qui après tant d’années consacrées à l’hellénisme s’aperçoit qu’un discours politique et éducatif de circonstances prône le retour de l’enseignement de l’éducation civique – sous forme d’une piqûre de quelques heures pendant l’année ? – alors que celui-ci se trouve dans la lecture et la compréhension des mythes grecs que l’on évacue par la fenêtre de l’optimisation des budgets de l’éducation. Cette construction du bien-vivre social suppose le lent apprentissage qu’elle a exposée dans un ouvrage intitulée Le trésor des savoirs oubliés et que l’on feint d’oublier…

Alors il resterait à conclure sur cette soirée de débat qui eut lieu le soir des étoiles filantes sur une saveur qui aurait la “douceur de la pensée grecque” mais aussi le coté suranné d’un discours que l’actualité médiatique a du mal à recevoir. Pourtant ne manquons pas l’anecdote que Mme de Romilly nous a livrée. A l’occasion de contacts qu’elle eut avec des enfants qu’elle sensibilisait à la mythologie, une fillette lui demanda pourquoi les Grecs avaient inventé deux déesses : une pour l’Amour (Aphrodite) et une déesse du mariage (Héra) ? On peut soupirer de soulagement, je ne pense pas que cette jeune élève avait déjà lu le magazine sur lequel j’étais resté dubitatif le matin et qui aurait effectivement dû conclure que ce serait effectivement tellement plus efficace d’avoir un système avec une seule déesse !

Alors pourquoi, finalement pourquoi se battre pour l’enseignement du grec ancien comme nous le demande Mme de Romilly : parce que “ça s’écrit pas pareil” et que “ça ne sert à rien” lui avaient répondu d’autres élèves !

Xavier Delvart (MP 1993) - Xavier Delvart (Mission Pangloss)