DINER-DEBAT

avec

Monsieur Philippe ZAOUATI

Directeur général du fonds de gestion responsable MIROVA et président de Finance For Tomorrow
Mercredi 13 février 2019
" Finance verte : mettre fin à l’oxymore 1 "
 
Philippe Zaouati est diplômé de l'ENSAE. Mathématicien, militant écologiste et amateur des belles lettres, Philippe a débuté dans la finance. Il crée en 2012 MIROVA, fonds d’investissement spécialisé dans la finance responsable de Natixis (10 Mds d’€ d’actifs gérés), et défend l’avènement d’une finance verte et durable. Il devient président de Finance for Tomorrow qui promeut Paris comme capitale internationale de la finance durable dans le prolongement des engagements de la COP21. Chargé par le Ministre de la transition écologique et solidaire et le Ministre de l’économie de travailler sur le financement de la transition écologique, il remet son rapport en décembre 2018 aux côtés de son co-rapporteur, Pascal Canfin (DG de WWF et ancien ministre). Auprès du candidat Emmanuel Macron aux élections de 2017, il conçoit le projet écologique du programme présidentiel. Il est à l’origine de la récente initiative « Osons le Progrès », think-tank dédié au progressisme. Il dédie son temps libre à l’écriture ; son dernier roman est « le refus de Grigori Perelman », récit d’un mathématicien génial refusant la médaille Fields.

Finance et écologie ressemblent souvent à deux dimensions irréconciliables tant les notions de rentabilité et de durabilité semblent contraires. Pourtant, la finance est un levier essentiel du verdissement de notre monde : financer la R&D, les infrastructures, la production d’énergie, l’amélioration thermique des bâtiments… Dans le prolongement des accords de Paris, des engagements ambitieux ont été pris par les acteurs financiers les plus actifs pour décarboner leur portefeuille et accélérer les investissements dans la croissance verte.

Philippe Zaouati compte parmi les financiers de la place internationale les plus engagés sur la mobilisation des capitaux privés au service de la transition énergétique. Philippe nous parlera de sa vision de la finance, de ses convictions écologiques et de l’opportunité qui se présente pour faire de Paris la place mondiale de la finance verte.

http://www.mirova.com
https://financefortomorrow.com

(1) du grec ὀξύμωρος, et pour ceux qui ne parlent pas couramment la langue d'Homère :   cliquer pour agrandir

Maison des Polytechniciens, Paris 7

photo n°1 - dd_zaouati photo n°2 - dd_zaouati photo n°3 - dd_zaouati photo n°4 - dd_zaouati photo n°5 - dd_zaouati photo n°6 - dd_zaouati Photos André Chauvin  (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

Philippe Zaouati, fondateur et directeur général du fond d’investissement en finance responsable Mirova, a d’abord esquissé son parcours depuis sa sortie de l’ENSAE : parcours typique de ces ingénieurs mathématiciens aspirés vers la finance quantitative dans les années quatre-vingt. Au cours de ces 25 ans de gestion d’actifs, et notamment lors de la crise des subprimes, il se rend compte des périls de la finance moderne et de la nécessité d’une finance respectueuse de l’homme et de la nature, « une finance qui a du sens ». En 2012, il crée Mirova dans l’orbite de la BPCE.

Philippe Zaouati retrace ensuite l’historique de la finance responsable, de son apparition à Boston dans les années 1920, à l’explosion observée depuis 3 ans, notamment depuis le discours de Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Financial Stability Board devant les Lloyds, sur les risques et les défis que le climat présente pour la finance. En décembre 2015, la COP21 et l’accord de Paris scellent l’importance de la finance dans la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique.

Philippe Zaouati précise l’argumentaire en faveur de la finance responsable en direction des épargnants/investisseurs, le modèle d’affaires de MIROVA, les problèmes de labellisation et de contrôle, le rôle pionnier de la place de Paris. Il souligne aussi quelques-uns des défis qui doivent être relevés en France : le passage à l’échelle dans le déploiement du véhicule électrique, de la fibre et de la 5G, de la biométhanisation, et celui posé par le manque de financement à combler pour mettre en œuvre la stratégie nationale bas-carbone (10 à 30 G€ par an). Il insiste sur l’amélioration nécessaire des compétences de l’Etat pour que celui-ci joue pleinement son rôle de de-risking auprès des investisseurs/financeurs. Ces derniers points font l’objet du rapport qu’il a rédigé avec Pascal Canfin et remis en décembre dernier aux ministres de l’Economie et de la Transition écologique.

Philippe Zaouati estime qu’il faut mettre fin à l’oxymore de la finance verte. Le contexte intègre le retrait des Etats-Unis de l'accord de Paris, l'élection présidentielle d'Emmanuel Macron en France, la croissance du marché des obligations vertes en Europe et en Chine, le lancement d'un plan ambitieux sur la finance durable par l'Union européenne, et le Brexit, et les thèmes issus de son ouvrage 1.

Verdir la finance

Le verdissement de la finance, au service du climat, signifie la création de nouveaux instruments financiers pour réorienter le capital. L’accord de Paris du 12 décembre 2015 appelle à un alignement des flux financiers avec les objectifs climatiques. La vision théorique, base du protocole de Kyoto de 1997, a conduit à présupposer la neutralité de la finance, tout choix se réduisant à l'optimisation des critères de rentabilité et de risque. Cette vision est une aberration. Vingt ans après le protocole de Kyoto, le projet de tarification homogène du carbone est un échec.

Le prix du carbone et la finance verte sont nécessaires pour atteindre les objectifs de l'accord de Paris. Comment veiller à la sincérité du verdissement ? Par des politiques sectorielles des banques, allant jusqu'à l'exclusion pure et simple du financement de certains secteurs. Cette irruption du monde économique dans la lutte contre le changement climatique pose la question de la motivation, d’où un risque potentiel, comme le craint Naomi Klein 2, de monétiser à l'excès les enjeux.

Le 11 décembre 2017, en conclusion du Climate Finance Day, Bruno Le Maire, ministre de l'Economie affirme que « La finance sera verte ou ne sera pas ». Cela appelle une transformation. Conséquence de la décision de Donald Trump de se retirer de l’accord de Paris, la France a organisé le One Planet Summit, le 12 décembre 2017, avec l'engagement d'un soft power, nouvelle forme de diplomatie d'influence impliquant directement les acteurs économiques et financiers. L'Europe doit être le moteur de ce verdissement de la finance, Il nécessite une refonte en profondeur du système financier, laquelle se heurte aux lobbies, à la timidité excessive des administrations, à la finance aux réflexes de charognard, tels ceux des fonds spéculatifs.

Paris capitale de la finance verte

Construire la finance verte à Paris implique, pour en faire le cœur de la stratégie, de partir de son écosystème, dont de nombreux facteurs, historiques, conjoncturels et structurels expliquent la richesse.

Le Brexit modifie radicalement le paysage de la finance en Europe, bouleversant le contexte de la compétitivité. Il ouvre une opportunité historique pour les grandes places continentales d'accélérer leur croissance et de se positionner dans le concert global de la finance. Le véritable enjeu sera la compétition pour le niveau d’influence sur la finance en Europe continentale. La place de Paris souffre d'un déficit de compétitivité et d'image, n’étant pas identifiée au niveau international comme une place financière majeure. La collaboration entre places financières va devenir un atout.

Les acteurs de la place misent sur des réformes structurelles pour améliorer sa compétitivité. La focalisation sur les questions de fiscalité et de coût du travail éloigne la réflexion sur les autres facteurs de compétitivité. Se concentrer sur les questions fiscales serait se tromper en partie de combat. La bataille de la compétitivité est une lutte d'influence à la fois politique, culturelle, commerciale et diplomatique. Enfin, on se trompe de combat lorsque l'on utilise l'argument de la qualité de la vie. Il faut regarder vers l'avenir. La finance durable, facteur d'attractivité des places financières, devient ainsi un nouveau champ de compétition. Pour gagner cette bataille, la France doit créer un vrai narratif fort pour la place de Paris. En valorisant son identité Paris pourrait devenir une place financière majeure.

Opportunité à court terme pour les places financières du continent certes, le Brexit ne doit pas faire oublier que l'on construit son avenir sur ses propres forces, non sur un coup de dés. Des mutations, bien plus profondes que le retrait britannique, s'annoncent pour l'avenir. La finance de demain reste à inventer. Paris doit faire corps avec les évolutions profondes de la finance, voire les anticiper. Il ne suffira pas de copier la City ni de bâtir une niche verte au sein d'un système inchangé. Le savoir-faire de la place de Paris est celui de la finance de long terme. L'attractivité de la place financière, voire économique, de Paris, ne couvre qu'une partie des enjeux.

Au-delà de l'attractivité existe le rayonnement. Il ne se décrète pas. Il résulte de la cohérence d'un projet. Paris a toujours vocation à être une ville-monde dans divers domaines : l'art, la littérature, l'architecture, la mode, la science, la technologie. Dynamique permanente, la bataille de l'attractivité économique, enjeu de court et de moyen terme, se perd ou se gagne en quelques années, parfois en quelques décennies, soit l'horizon des politiques publiques. Les fluctuations du court terme s'atténuent en analysant le rayonnement d'un pays sur le long terme. Il faudra s'accommoder d'une société dont l'économie est le moteur. Il est peu probable que le monde de demain soit différent de celui d'hier. Le souhaiter relève de l'utopie. Pourtant, le monde de demain ne pourra pas s'appuyer sur la finance d'hier.

Le mouvement de rejet de la finance est global, depuis son irruption au sommet du monde économique. Le monde de la finance est perçu comme une communauté égoïste, avide de pouvoir et d'argent, déconnectée du monde réel. Il faut imaginer une ville réconciliée avec sa finance réinventée là où se situe une partie de son histoire. Le symbole en est la localisation de la Bourse. Paris pourrait devenir un exemple de ville durable.

Il faudra ensuite être concrètement utile à la cité. Cela nécessite des investissements importants dans différents domaines qui exigeront une innovation financière à Paris. La finance devra être réconciliée avec son territoire. Le rejet de l'élite dont la finance est le symbole nourrit le populisme qui progresse en France, mais qui se constate également dans d'autres pays, tels l'Italie, l'Allemagne ou les Etats-Unis.

Une finance pour demain

Elle doit être une finance positive. La seule voie possible consiste à changer de paradigme, transformer le système financier en profondeur. Ce raisonnement s'applique à tous les pans de la finance durable. Il faut inventer une finance orientée vers le long terme, connectée à l'économie réelle, soucieuse de ses impacts environnementaux et sociaux, innovante et numérique, ouverte et coopérative.

C’est l’enjeu pour la place de Paris, qui bénéficie dans ce contexte d'une combinaison unique d'éléments favorables. Paris ne deviendra capitale de la finance verte que si elle devient l'une des capitales de la finance tout court. Si la place de Paris n’en profite pas, son fragile avantage compétitif actuel en matière de finance durable peut être remis en cause par les leaders de la finance, tels que Londres, New-York ou demain Shanghai.

La réussite de la finance verte ne dépend pas uniquement d'une question d'éthique et de responsabilité, mais aussi d'enjeux macroéconomiques, donc politiques. La transformation de l'économie du pays nécessite un effort d'investissement inédit que seule une finance réinventée pourra accompagner. Le lien entre ces deux mutations présuppose un soutien volontaire de l'Etat à la finance verte, enjeu stratégique et industriel.

Paris dispose de plusieurs expertises de niveau mondial, points forts de l’industrie financière sur lesquels la stratégie de la place doit s'appuyer. La finance verte est surtout un enjeu humain. Voilà environ vingt ans, les étudiants voulaient tous devenir traders. Aujourd'hui, ils ne rêvent que de big data. Pourtant, peu de choses ont évolué sur cette période. Des milliers d’ingénieurs s’étaient orientés vers les salles de marchés avec leurs modèles mathématiques censés prévoir l’évolution des cours de Bourse, faire de la finance une industrie moderne. Ceci nous a conduit aux dérives que l'on sait.

L’enjeu de la génération actuelle est d’inverser la tendance, mettre cette intelligence au service d'une nouvelle finance. Dans la compétition entre places financières, les gagnants seront ceux qui coopéreront le plus. Dans la bataille pour la suprématie qui s'engage, chaque place aura sa stratégie, son positionnement, ses avantages concurrentiels. Dans le domaine de la finance verte, les stratégies de collaboration seront les plus efficaces. Dans une économie de réseau, la maîtrise des standards de communication et d'échange est essentielle.

La finance n'est pas à l'écart des évolutions qui bouleversent divers domaines : logiciels libres, économie collaborative, réseaux sociaux, économie du partage. La multiplication des échanges et de la masse d'informations disponible impose de créer des normes. Leur contrôle est une bataille en soi. Ceux qui inspirent les standards bénéficient d'avantages compétitifs, communiquent mieux, plus vite, consolident leur position dominante. La collaboration, la diffusion et le partage deviennent des armes de la compétition. Les collaborations bilatérales entre places financières sont des stratégies de positionnement, ainsi le projet d'une nouvelle "route de la soie" de la Chine.

Au-delà des relations bilatérales, la création d'un réseau mondial des places de finance verte est une initiative structurante. Depuis le retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris une évolution se fait du réseau des places financières vertes au réseau des villes vertes. La solution à la crise climatique ne viendrait pas des Etats-nations, mais de la collaboration d'acteurs infra-étatiques (entreprises, régions, villes ...). Les villes y ayant une place particulière seraient pour certains l'échelon idéal en termes de gouvernance. Les Etats-nations seraient incapables de résoudre la crise de désaffection démocratique.

Cette argumentation n'est pas pleinement convaincante. En réalité s'impose la nécessité d'une gouvernance claire, efficace, partenariale, y compris d'une gouvernance mondiale.
André Chauvin (MS 1992) & Patrick Postal (MP 1976)

1 Philippe Zaouati. La finance verte commence à Paris. Paris. Editions Rue de l'échiquier. 2018.
2 Naomi Klein. Tout peut changer. Actes Sud. 2015.