Café-philo

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Monsieur Damien COLAS (MP90)

Musicologue, Agrégé de Musique et Prix de Rome
Lundi 26 septembre 2005
" Nous sommes deux sœurs jumelles : Italie et France face à l'opéra "
 
Ancien élève de l'école Normale Supérieure (biochimie), Damien Colas est agrégé de musique et docteur en musicologie. Après avoir enseigné l'histoire de la musique à l'université Paris IV et avoir séjourné à l'Académie de France à Rome, il entre au CNRS en 1995, d'abord au Centre d'études Franco-Italiennes (Chambéry-Turin), puis à l'IRPMF (Paris) en 1998. Ses travaux portent sur l'opéra français et italien au XIXe siècle, en particulier sur les échanges culturels entre les deux genres, qu'il s'agisse des transferts ou des tensions entre les systèmes de valeurs propres à chaque tradition. La dramaturgie et la philologie musicales constituent les deux pôles principaux de ses recherches, auxquelles s'ajoute une activité de vulgarisation et de conseil auprès des musiciens. Il est l'auteur de plus de 150 articles.

Trop proches pour s'ignorer, trop proches aussi pour se comprendre, l'Italie et la France ont cultivé un dialogue tendu pendant plusieurs siècles. L'observation des tensions et malentendus culturels entre ces deux pays offre un exemple amusant de ce que la construction culturelle de l'Europe expérimente jour après jour. En matière d'opéra, les Italiens ont en général le souffle coupé lorsque le sang des Français ne fait qu'un tour. Même situation, dramatique bien sûr, mais réactions différentes. Il n'est donc guère étonnant que certains disent non lorsqu'on fait dire oui aux autres ! Damien Colas ne vous propose pas un cours de politique internationale, mais plutôt, en cette fin d'été, d'écouter quelques extraits d'opéra où les deux sœurs jumelles ne chantent pas à l'unisson.

Chez Jenny, Paris 3

Compte-rendu

Passionnante soirée qui nous a réuni autour de Damien Colas, ponctuée de quelques auditions et projections. Nous avons pu, entre autres, réviser notre clé de sol, déchiffrer en direct une partition d’origine pour mezzo-soprano et la comparer aux ornementations que certaines cantatrices effectuent en accord avec le chef d’orchestre, dans l’esprit italien de l’opéra. A défaut de pratique vocale (ce qui nous a évité de devoir monter jusqu’au contre-ut !), nous sommes sortis infiniment plus érudits, espérant pouvoir rapidement mettre en pratique quelques « tétramètres anapestiques ».

L’exception culturelle française remonte à Louis XIV, époque à laquelle la France a affirmé son identité culturelle nationale en congédiant les artistes italiens. En 1662, un an après la mort de Mazarin, on donne le dernier opéra italien de Cavalli, « Ercole amante » à la Cour. Le roi même y danse. En 1666, les artistes italiens sont remerciés de France. Cinq ans plus tard est créée l’Académie royale de Musique (l’Opéra), destinée à promouvoir la musique sous le contrôle du Prince.

La France en arrive également à rejeter les autres formes d’art italien puisque le projet de colonnades sur deux étages du Bernin est rejeté au profit de celui, plus classique, de Perrault. A partir de cette époque et au fil des années, la mécompréhension s’installe entre les deux écoles, française et italienne. Un genre nouveau apparaît en France au XVIIe siècle, celui de la tragédie lyrique, dont l’enjeu est de faire aussi bien que la grande tragédie française de Corneille et de Racine. Les Italiens trouvent que l’opéra français ressemble à du récitatif (selon les mots mêmes de Goldoni venu en France écouter un opéra français) et à l’inverse les Français considèrent l’opéra italien comme un véritable concert et non pas comme du théâtre.

Pendant un siècle et demi, de Louis XIV jusqu’à la Révolution, la France est privée d’opéras italiens alors que l’Europe tout entière vit à l’heure de l’opéra italien. Les quelques exceptions, comme la fameuse saison de 1752 qui déclencha la Querelle de Bouffons, ne doivent pas faire oublier cette situation tout à fait exceptionnelle dans une Europe dominée par l’opéra italien.

Mais deux « princes » éclairés vont réhabiliter l’image de l’opéra Italien et lui permettre de s’établir enfin en France : Marie-Antoinette, élevée à Vienne et parlant parfaitement Italien, fait ouvrir le Théâtre de Monsieur en 1789 ; plus tard, Napoléon ouvre le Théâtre de l’Impératrice (qui deviendra le Théâtre Italien). Ainsi au XIXe siècle, un renversement de tendance s’effectue, et le public parisien, longtemps privé de ce genre artistique, est pris de fièvre, voire d’hystérie collective à la découverte de la musique de Rossini. Côté italien, les deux tiers des livrets d’opéras italiens proviennent de source française (les librettistes sont des lettrés, avocats, chanoines, qui ont facilement accès à cette langue…).

Premier exemple de malentendu culturel : le concertato, signature typiquement italienne où les voix entrent les unes après les autres, puis soudain retentissent de grands coups de cymbales – Lucia de Lamermoor de Donizetti - Ce type d’ensemble est en général disposé au centre d’un final d’acte, au moment d’un coup de théâtre. Ce « tableau de stupéfaction » (quadro di stupore) est dépeint en musique de façon à illustrer le souffle coupé des personnages. Les Français, comme Berlioz, détestent cette forme car ils considèrent que l’action ne doit pas s’arrêter et la musique doit gouverner seule ; l’action dramatique doit continuer. Ils trouvent des parades et des contournements au concertato à l’italiennne et dépeignent plus volontiers le sang qui bout - Berlioz dans Benvenuto Cellini, assassinat du capucin -, ou un éclat de rire – Auber dans Gustave III - , ou bien rien, tout simplement...

On trouve un superbe exemple de concertato italo-italien dans Les vêpres siciliennes de Verdi (opéra entièrement écrit en Français, narrant le rapt de jeunes filles italiennes sous l’occupation française de la Sicile). Les alexandrins « Interdits, accablés, et de honte, et de rage », du chœur a cappella sont construits selon des « tétramètres anapestiques » (séquence de deux sons courts suivis d’un son bref, répétée quatre fois), rythme fixe ,similaire à l’isométrie des vers italiens parisyllabiques, qui guide tout le final de l’Acte II et détermine le leitmotiv de l’œuvre, associé à l’humiliation et la vengeance.

Second exemple de malentendu culturel entre la France et l’Italie, si proches par le langage, mais si éloignées par la culture : du texte et de la musique, à quoi doit-on accorder l’importance ? Si tous semblent d’accord pour dire que le texte passe en premier et la musique doit s’accorder avec le texte, les deux pays s’opposent sur la façon dont on va le faire. De par leur tradition théâtrale, les Français accordent aux mots un sens particulier (Berlioz a même dit que cet attachement excessif a causé apporté de multiples niaiseries en musique et qu’il est « insupportable de jouer continuellement sur les mots »). Les Italiens ont quant à eux une approche plus globale du texte et de la musique. Certes la musique s’accorde avec le texte, mais elle ne lui est pas soumise. A partir d’une strophe, il convient de déterminer le climat dominant et de trouver la teinte « émotive » (l’affetto) sans s’attacher aux mots. C’est pour cette raison que l’ornementation d’une partie de chant, en particulier dans le da capo des airs du XVIIIe siècle, se fait à l’échelle de la strophe et non du mot. Dans le détail, le discours musical conserve une autonomie de facture, et sa structure peut s’inspirer de genres de musique absolue, sans référence au texte, comme les concertos. Les Français condamnent la façon des chanteurs de broder leur partition. Haydn dit « que signifient ces notes ? Ce n’est pas moi qui les ai écrites ! Que Madame chante ce qui est écrit et nous y gagnerons tous les deux. ». Cette réflexion témoigne de l’influence de cette approche française, focalisée sur le texte, de la musique. Les chanteurs français ont du mal, dans les partitions « ornées » à l’italienne, à comprendre qu’on ne doit pas faire du mot à mot.

Pour illustrer ses propos, Damien Colas nous a notamment fait écouter l’air de Bradamante, « Asconderò il mio sdegno » de l’Orlando furioso de Vivaldi avec une première interprétation par une chanteuse française, et une seconde par une interprète suédoise dont l’approche totalement différente. A l’époque de Vivaldi (cet air a été composé dans les années 1720) ou de Haendel, un chanteur écrivait lui-même plusieurs variantes et choisissait finalement celle qui convenait le mieux à sa voix et à la scène du jour. Les chanteurs de l’époque avaient une formation très poussée en contrepoint et harmonie. Aujourd’hui c’est le musicologue qui, après discussions avec les chanteurs, écrit les ornements qui seront fonction des limites de la voix. A noter que la France est assez longue à se mettre au niveau des pays comme l’Italie ou les USA en ce qui concerne précisément la formation musicale des chanteurs.

Suit une discussion entre les participants sur plusieurs thèmes.
L’opéra en Europe : En Allemagne, à l’origine, c’est l’opéra italien qui prime. Mais Weber (avec le Freischütz) essaie de créer un genre allemand. On s’oppose en quelque sorte au clan italien en se tournant vers le genre français et en développant des thèmes de réminiscence, créés dans l’opéra et l’opéra-comique français dans les années 1780, précisément en vertu du principe de continuité dramatique. Ces ancêtre des leitmotive seront largement repris ensuite par Wagner. Dans son manifeste Opéra et drame écrit en 1851, Wagner prend acte d’une infériorité de l’Allemagne par rapport à la France et l’Italie : il oublie de mentionner sa dette envers la France dans l’invention de procédés compositionnels qui sont aujourd’hui associés à son nom.

Mozart : on peut considérer que tous ses opéras sont italiens, même si certains sont d’un genre relativement inclassable, comme L’enlèvement au sérail (en allemand) qui est une turquerie et surtout La Flûte enchantée. Il faut rappeler que les compositeurs se devaient de toujours suivre le genre ambiant qui plairait aux chanteurs et au public. Jusqu’à sa mort en 1791 et même au-delà, Mozart n’est connu qu’en Allemagne, et ses opéras n’arrivent ni en France ni en Italie, même si on peut penser que Rossini avait néanmoins déjà entendu « Don Juan ». A partir de 1810, Mozart est considéré comme un compositeur romantique.

En Italie, on a multiplicité de théâtres, certains spécialisés dans des genres particuliers jouant plusieurs saisons, avec au moins deux créations par saison. Les troupes sont recrutées à l’année et le premier sujet de la troupe, la prima donna, a le pouvoir de choisir ce qu’elle va chanter. Mais les créations ne sont pas forcément reprises ailleurs, et il n’y a donc pas la notion de répertoire, qui est française. Il faut ainsi beaucoup de nouvelles pièces à chaque saison pour les multiples théâtres. Et cela passe souvent par des livrets issus des œuvres de théâtre du répertoire français (citons entre autres La Traviata, Rigoletto, Le Barbier de Séville, Les Noces de Figaro, Ernani de Verdi).
Marie-Anne Nemeth (MP 1986)