DINER-DEBAT

avec

Monsieur Thierry BEST

Directeur des opérations et membre du Comité Éxécutif, Alstom
Jeudi 28 juin 2018
" Les grandes manœuvres du ferroviaire dans le monde "
 
Ancien élève de Sciences-Po et de l’ENA (promotion 84-86), Thierry Best a débuté sa carrière à la DREE (Direction des Relations Economiques Extérieures, puis a tenu des postes de Conseiller Commercial des Ambassades de France successivement à Madrid (1989), Buenos Aires (1991), Londres (1995).
Il rejoint Alstom Transports en 1998 et depuis cette date occupe divers postes, en France et à l’étranger (en particulier celui de " patron " Alstom-Chine de 1999 à 2003), alternant des fonctions commerciales, de production industrielle, d’ingénierie produits et innovation : un parcours très complet qui le conduit en août 2014 au poste de COO (en français, Directeur Général de l’outil industriel et de la production).
Ce parcours exceptionnel lui a apporté une expérience unique du ferroviaire dans le monde ainsi qu'une vision de son avenir, en particulier en Europe avec les regroupements industriels en cours, vision qu’il nous fait partager.

Le système ferroviaire, en Europe et dans le monde, vit une véritable mutation, aussi bien du côté des opérateurs que de celui des industriels.
Au milieu du siècle dernier, le mode ferroviaire suscitait un certain scepticisme sur son avenir, des systèmes de transport terrestre nouveaux étaient lancés ou en développement (aérotrain, Maglev japonais, Transrapid allemand, tous deux à sustentation et guidage magnétiques), mais sans succès. Le mode ferroviaire s’est maintenant affirmé comme le mode de transport terrestre adapté aux aspirations d’un 21ème siècle soucieux d’une évolution en harmonie avec la réduction de la dépense énergétique, en particulier carbonée, et le respect de l’environnement. Les acteurs historiques (Japon avec le Shinkansen, France avec le TGV, Allemagne avec l’ICE) ont vu apparaître de nouveaux compétiteurs, en particulier asiatiques : Corée avec KTX, Chine avec son réseau à grande vitesse construit en un temps record et qui représente aujourd’hui plus de la moitié du réseau à grande vitesse mondial, et son géant industriel CRRC, premier mondial.
Les industriels, longtemps implantés sur leur base nationale, en liaison étroite avec leurs clients nationaux, se sont très largement internationalisés : de national, le terrain de jeu ferroviaire des industriels est devenu mondial.

Thierry Best est un témoin privilégié de cette fantastique mutation qu'il partage et il nous présente sa vision pour l’avenir du ferroviaire en Europe et dans le monde, à l’heure où les regroupements industriels (Alstom/Siemens en Europe, CRRC en Chine) bouleversent le paysage industriel global.

Maison des Polytechniciens, Paris 7

photo n°1 - dd_best photo n°2 - dd_best photo n°3 - dd_best photo n°4 - dd_best photo n°5 - dd_best photo n°6 - dd_best photo n°7 - dd_best photo n°8 - dd_best Photos A. Chauvin  (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

Alstom est une société anonyme dont le siège social est en France. Elle est spécialisée dans la conception de systèmes, équipements et services pour le secteur du transport ferroviaire. La société fondée en 1928, s’appelait à l’origine Als-Thom (contraction de « Alsacienne » et « Thomson »). En 1932, elle devient Alsthom, puis Alsthom Atlantique en 1976, puis GEC-Alsthom en 1989 et Alstom en 1998. Aujourd’hui Alstom a un chiffre d’affaire de 8 milliards d’euros et emploie près de 35 000 personnes dans le monde.

Entre 2015 et 2018, la branche énergie d’Alstom a été reprise par le conglomérat américain General Electric (GE). Il est prévu qu’Alstom, recentré sur le ferroviaire, combine ses activités avec celles de Siemens Mobility, (filiale de la société Siemens, dont le siège social est en Allemagne). Ce rapprochement devrait aboutir à la création d’une nouvelle entreprise qui prendrait le nom de Siemens Alstom, l’objectif étant de créer un champion de la mobilité.

Thierry Best explique que le transport du futur, vu par Alstom, repose sur cinq piliers :
  1. La mobilité est une thématique politique, en ce sens qu’elle concerne les sociétés dans leur ensemble, et donc les politiques publiques. La stratégie d’Alstom consiste donc à faire en sorte de devenir le champion ferroviaire local, chaque fois qu’il existe un marché local, ce qui est le cas dans de plus en plus de pays.
  2. Il faut sortir de la mono-spécialisation dans le matériel ferroviaire pour concevoir et commercialiser des solutions « clé en main », y compris lorsque cela implique pour Alstom de s’aventurer dans ce qui est pour elle des zones nouvelles, comme par exemple le transport par bus ; une réflexion est en cours pour savoir s’il est pertinent d’aller jusqu’à devenir même opérateur de transports. Le groupe Alstom propose une palette variée de produits dans le domaine des transports : trains à grande vitesse, métros, tramways, e-bus (bus électriques). Les produits sont livrés clé en main. En outre, Alstom propose une gamme de services spécialisés notamment au niveau de la maintenance et des réparations.
  3. L’innovation est un élément crucial sur des marchés très concurrentiels, notamment pour éviter une guerre des prix dommageable pour tous les acteurs. Ainsi Alstom consacre 4 à 5% de son chiffre d’affaire annuel à la recherche et développement, ce qui est un taux très élevé.
  4. Il faut répondre aux contraintes croissantes des clients, et donc assumer les risques en amont. Par exemple, on ne peut plus envisager de période de « rodage » après la mise en service de nouveaux produits, mais il faut tendre à l’« excellence opérationnelle » immédiate. Ainsi pour le contrat de fourniture de voitures de métro à Singapour, les essais sont réalisés aux Centre d’Essais Ferroviaires (CEF) d’Alstom de Valenciennes et à Bar-le-Duc.
  5. Non seulement il faut développer les talents, mais il faut en outre favoriser leur diversité dans tous les domaines, genre, nationalité et autres.
En s’appuyant sur ces cinq éléments stratégiques Alstom a pu multiplier son chiffre d’affaire par deux en huit ans et améliorer sa profitabilité et sa croissance. Ceci conduit à un sixième pilier, « le pilier caché », qui prend acte de la concentration mondiale irréversible du secteur des transports.

Par exemple l’ouverture d’une usine nécessite un investissement substantiel, donc les acteurs économiques les plus fragiles sont peu à peu évincés. Or le plus gros acteur mondial du ferroviaire est actuellement CRC (China Railways Corp., entreprise chinoise issue de la transformation du ministère des chemins de fer en entreprise en 2013 et qui assure aujourd’hui à la fois le rôle de constructeur et d’opérateur ferroviaire). Son chiffre d’affaire pour la partie construction s’élève à 30 milliards d’euro avec plus de 150 000 employés. A titre de comparaison, Alstom et Siemens réunis ne pèseront moins de la moitié du poids de ce géant.

La concentration dans le mode ferroviaire est en marche. En 2016 Faiveley (équipementier français) fusionne avec Wabtec après avoir acquis une société tchèque et SAB Wabco (freins), pour constituer un ensemble pesant 4 milliards d’euro de chiffre d’affaire. Un an auparavant Hitachi avait racheté Ansaldo STS (Italie), leader mondial du système de sécurité ERTMS. La société japonaise est ainsi devenue un acteur européen du ferroviaire, et a ouvert une usine au Royaume-Uni.

Le projet de rapprochement d’Alstom avec les activités de Siemens Mobility, incluant sa traction ferroviaire, semble la combinaison la plus adaptée après des consultations nombreuses avec presque tous les acteurs. Elle est bien engagée et repose sur des complémentarités très nettes. Ce projet de rapprochement a été soumis à la Commission européenne. La finalisation de ce rapprochement est attendue au premier semestre 2019. Siemens posséderait 50% du capital de la nouvelle entreprise. En revanche le siège de la nouvelle entreprise serait basé en France, et son président serait le président actuel d’Alstom (Henri Poupart-Lafarge).

Pour les transports, de nouveaux combustibles sont envisagés depuis quelques années, comme l’hydrogène avec le développement des piles à combustible, dans le cadre d’une production « propre et décarbonée ». L’énergie électrique peut aussi être apportée indépendamment de caténaires , comme pour le tramway de Bordeaux en centre-ville.

Des sujets plus techniques sont abordés en réponse à des questions posées par les participants :

A/ Le train à hydrogène
Son développement est fortement lié à l’arrêt du nucléaire par l’Allemagne, et donc à la recherche de solutions alternatives à l’utilisation massive d’énergie solaire et éolienne (et de charbon). En outre le réseau ferroviaire allemand est nettement moins électrifié qu’en France, donc il faut des capacités de stockage.

Une solution retenue consiste à utiliser de l’hydrogène comprimé à une pression de 300 bars, contenu dans des réservoirs installés sur le toit du train. La vitesse obtenue est de 160-180 km/h, ce qui correspond à la vitesse courante des trains en Europe, avec une autonomie de l’ordre de 1000 kilomètres. Le marché visé est celui des trains régionaux, à 70% en Europe. Le « marketing » de l’hydrogène, qui a mauvaise réputation alors que des conditions d’essai très dures ont évité tout incident notable depuis des décennies, reste à faire. Pour autant, les conditions de sécurité sont-elles remplies ? L’accident historique d’un dirigeable à l’hydrogène reste dans les mémoires . Le niveau de sécurité doit être au moins celui du diesel.

B/ La standardisation ferroviaire
Alstom essaie évidemment d’aller dans cette direction pour des questions d’économies d’échelle et donc de rentabilité, mais cela se heurte souvent aux « habitudes » des clients. Par exemple, suite à l’accident de la gare de Lyon en 1988, la SNCF a du jour au lendemain exigé des trains en aluminium et non en inox, et n’est jamais revenue sur ce choix.

C/ L’autoroute électrique
Cette solution de transport consiste à équiper la voie de circulation (dédiée aux poids lourds), d’un rail d’alimentation par le sol et les poids lourds d’un moteur électrique et d’un patin collecteur de l’électricité. Elle est développée par Alstom en partenariat avec Volvo, et a donné lieu à des essais réussis sur piste en Suède. Sa mise en œuvre est envisageable pour des « corridors de fret » définis au niveau européen, après des choix politiques volontaristes du fait du coût d’investissement sur l’infrastructure .

D/ L’innovation
La conception de l’innovation est très incrémentale. Alstom fait appel à des « start-ups », qu’elle finance avec des budgets limités mais nombreux, et stimule également des « challenges » internes fonctionnant par équipes pluridisciplinaires. Ainsi un scanner permettant d’inspecter les trains avant leur départ, et facilitant la tâche des personnels qui font aujourd’hui des vérifications manuelles, a pu être développé. En outre Alstom développe la notion de « partenariat d’innovation » qui permet de mener des recherches en partenariat direct avec les opérateurs, et assure la meilleure adéquation possible entre le contenu de ces recherches et leur application. C’est ainsi que le développement du TGV du futur a démarré avec la SNCF.

Alstom a racheté Translohr, la solution de tramway sur pneus développée par la société alsacienne Lohr, qui a aussi inventée les wagons à plancher surbaissés et pivotant pour charger des remorques de poids lourds (ferroutage) et développe des navettes électriques autonomes.

E/ Hyperloop
Le débat, engagé par un article provocateur exposant des arguments très négatifs sur l’Hyperloop publié récemment par François Lacôte , qui qualifie le projet de « supercherie, imposture et stupidité » est relancé. L’auteur y rappelait qu’un projet Swiss Metro avait été développé par les autorités helvétiques dans les années 70, et que ce projet a été abandonné depuis une dizaine d’années, pour des raisons essentiellement techniques :
- sécurité, notamment du freinage, et secours aux voyageurs en cas d’incident dans un tunnel de plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres vide d’air ;
- géométrie de la voie : la très grande vitesse envisagée (900 km/h) implique un tracé quasi-rectiligne de la voie, aussi bien en plan qu’en altimétrie ;
- sans pression d’air dans le tunnel (moins d’un dixième de la pression atmosphérique), le refroidissement des organes est problématique ; donc le compromis est impossible avec la résistance à l’avancement.

Il faut en effet :
- réduire au maximum la pression d’air dans le tunnel pour diminuer la résistance aérodynamique et les effets d’ondes de pression (pistonnement) en tunnel, pour garder un diamètre « raisonnable » du tunnel par rapport au diamètre des navettes ;
- conserver un minimum de pression d’air pour le refroidissement des organes de traction, d’énergie auxiliaire, assurer le renouvellement d’air de la climatisation pour les voyageurs, et rester dans un scénario raisonnable pour la réalimentation en air du tunnel (ou du moins de la section concernée après fermeture des cloisons étanches) en cas d’incident conduisant à une immobilisation de navette.

François Lacôte rappelle que dans les études du projet Swiss Metro, les ingénieurs de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) avaient ainsi préconisé de maintenir une pression d’air très basse, de l’ordre du dixième de la pression atmosphérique.

Néanmoins l’option de la sustentation magnétique, du moins à l’air libre, n’est pas à rejeter en bloc. Il évite notamment aussi l’émission de particules en tunnel. Un des problèmes reste celui de la capacité du système avec un débit près de 10 fois inférieur à celui du TGV compte tenu du nombre de passagers par rame et des intervalles nécessaires entre les rames. Et la question de l’emprise de l’infrastructure nouvelle en milieu urbain reste posée.

F/ Le train autonome
Le concept de train autonome est en débat à l’heure où la voiture autonome occupe le devant de la scène. La question majeure, au-delà de la faisabilité technique, est : pour quel but ? Il y a des divergences de vues sur le sujet. Alstom maintient en ce domaine une veille technologique plus qu’une réelle politique de développement. L’un des débouchés envisagés est pour les manœuvres dans les gares de triage et pour les mouvements de trains entre dépôt et gare.
Jacques Quintallet (MP1991), André Chauvin (MS1992) et Bernard Jacob (MP1979)