Fragments de moments exceptionnels (propos et notes recueillis par une panglossienne)
Michel Camdessus, Ancien Directeur Général du FMI (il a quitté ses fonctions auprès du FMI le 14 février 2000), aujourd'hui Président des Semaines Sociales de France, Président du Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales (CEPII), représentant personnel du Président de la République Française pour le NEPAD (Nouveau Partenariat pour l'Afrique) a laissé à tous les Panglossiens présents le 2 décembre dernier, le souvenir d'un homme souriant, sachant faire preuve d'humour et d'un optimisme raisonné… Rappelant les enjeux planétaires majeurs - économiques, sociaux et liés à l’environnement - qui nous attendent et nous concernent tous, il nous a confortés dans nos convictions. Nous avons senti, entre ses propos et nos valeurs, une véritable convergence.
C'est vrai qu'à notre modeste niveau, nous avons le sentiment d'œuvrer, nous aussi, à l'instar du personnage de Voltaire inspiré par Leibniz, "non pour le meilleur des mondes mais pour le meilleur des mondes possible". Ecouter notre invité a constitué, pour tous, un encouragement à poursuivre dans cette voie.
Enfin Michel Camdessus nous a laissé quelque espoir sur les chances d’une évolution favorable… Malgré l'urgence et des chiffres ô combien préoccupants…
De la "charité" au partenariat
Michel Camdessus a rappelé, qu'au regard de l’histoire, il n’y a pas une évolution mais bien deux :
- le passage de l’assistance au partenariat ;
- le passage d’une conception quantitative de la croissance au développement
durable.
Ces évolutions sont parallèles et interdépendantes. Parce qu'elle a trois dimensions - économique, sociale et environnementale -, la croissance n’est soutenable, aujourd’hui, que si elle intègre la dimension sociale et environnementale.
Parmi tant d'autres, une question illustre cette nécessité : comment résoudre le problème de l’eau potable et accroître le nombre de personnes qui ont accès à l’eau ?
La conception du développement économique s’est enrichie : elle dépasse la notion de PIB. Elle suppose de passer d'une conception d’assistance (la "charité") à une conception de coopération, puis de partenariat (on porte
ensemble les maux dont souffre la "famille").
S'agit-il, seulement, d'un exercice rhétorique ?
Non, c’est un problème fondamental. L’attitude d'assistance est confortable lorsque l’on vit au Nord … Le partenariat induit le dialogue avec autrui : on prend sa pensée en compte. Ainsi est-on contraint à une remise en cause de soi. On devient "mutually accountable" en reconnaissant
à l’autre le droit de porter un jugement sur soi.
Aujourd’hui, du fait de la mondialisation, les Etats ne peuvent plus, seuls, assumer la charge d'un développement responsable et humain. Le partenariat, pour être efficace, doit être "pluridimensionnel" et s'appuyer,
aussi, sur la "société civile". Mais, sur ce point, "nous en sommes encore à la préhistoire !", estime notre invité.
Il est temps de changer la finalité : ne plus chercher la croissance
la plus élevée mais viser une croissance "de haute qualité". Il s'agit d'adopter le développement durable : la croissance sans conscience atteint ses limites. Il s’agit de réduire les inégalités, d’améliorer la prise en compte de l’environnement et d’intégrer les valeurs culturelles des sociétés.
D'ici à 25 ans, la population mondiale aura augmenté de 2 milliards d'individus.
À 95%, cet accroissement se sera produit dans les pays pauvres.
Les "10 engagements du Millénaire"
Pour faire émerger cette idée, il a fallu près de 20 ans ! L’aboutissement a été formalisé avec les 10 engagements du millénaire, qui désignent la finalité ultime de ces efforts conjugués. Sur quoi portent ces engagements ?
D'ici à 2015 :
- Réduire d'au moins de moitié la proportion des personnes dont
le revenu est inférieur à 1 dollar par jour.
- Réduire d'au moins de moitié la proportion des personnes qui
souffrent de la faim.
- Réduire d'au moins de moitié la proportion des personnes qui
n'ont pas accès à l'eau potable.
- S'assurer que, partout, les enfants pourront accéder à une
pleine éducation primaire.
- S'assurer de l'égal accès des filles et des garçons
à tous les niveaux d'éducation.
- Avoir réduit la mortalité maternelle des 3/4.
- Avoir réduit la mortalité des enfants de moins de 5 ans.
- Avoir stoppé et commencé à réduire la progression
du SIDA, de la malaria et des autres grandes maladies.
- Assurer une assistance spéciale aux enfants orphelins du SIDA.
D'ici à 2020 :
- Avoir réalisé une amélioration substantielle des conditions
de vie d'au moins 100 millions d'habitants de bidonvilles.
Actuellement, plus d'un milliard d'hommes vivent avec moins d'1 dollar par jour …
Et 2 à 3 milliards de personnes n’ont pas accès à un système d’assainissement de l'eau.
Comment faire en sorte de respecter ces engagements ? Selon Michel Camdessus, il convient :
- De tenir parole : le socle des relations humaines… A quoi sert de
s’engager à combattre la pauvreté, la faim, la soif, la pollution,
si, les uns et les autres, nous oublions nos engagements ?
- De repenser nos institutions mondiales : le système actuel
a été fondé par les vainqueurs de naguère et
il repose sur eux seuls.
Une longue histoire
Réagir est une nécessité. Le Nouveau Partenariat pour le Développement de l'Afrique (NEPAD) dont l'acte fondateur remonte au sommet de Gênes de juillet 2001 constitue une étape essentielle de cette volonté de réaction.
A Gênes, des chefs d'Etats africains étaient présents : Moubarak, Obasanjo, Wade, Bouteflika. Mandatés par la cinquantaine d'Etats de l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine), qu'y ont-ils dit ? Que la mondialisation, selon eux, constituait davantage une chance qu'un danger. Qu'ils avaient décidé d'appliquer des politiques permettant d'en bénéficier, et susceptibles de conduire le continent sur la voie du progrès en visant l'équilibre monétaire, la gestion rigoureuse des finances publiques, l'ouverture de leurs frontières, la bonne gouvernance, le combat contre la corruption. En réponse, les huit pays occidentaux ont investi huit représentants, dont, pour la France, notre invité, Michel Camdessus, désigné par le Premier Ministre et le Président de la République.
Ce faisant, ils ont reconnu qu'il allait de leur intérêt de soutenir la démarche africaine. Les pays africains veulent des emplois, de la nourriture, de l'éducation, ils ne se posent pas de questions sur le modèle à choisir. S'il faut opter pour le nôtre, pourquoi pas ? Après 50 ans d'expériences malheureuses, ils sont prêts à "revoir leur copie".
Ces huit représentants ont travaillé avec 15 collègues africains à l'élaboration d'un plan d'action, présenté les 26 et 27 juin 2002 au sommet de Kananaskis (Alberta – Canada).
La pauvreté est un problème systémique : il faut le traiter comme tel. Et le fil directeur de ce Plan porte encore et toujours LA question majeure : comment substituer une relation de partenariat à une relation d'assistance ?
Le NEPAD prône une démarche qui met l'accent sur l'amélioration des politiques internes visant à attirer des investissements privés, plutôt que sur notre aide. L'aide extérieure ne peut durablement améliorer la situation d'un pays que si celui-ci fait simultanément les efforts nécessaires pour y parvenir. En somme une démarche qui relève du pragmatisme plus que de l'idéologie. Il a déterminé un certain nombre de chapitres qu’il compte traiter : la paix, l’assistance technique, des institutions plus solides, l’éducation, la santé - en particulier le sida, la polio -, l’agriculture, l’eau).
Le "Consensus de Monterrey"
Parallèlement, s'est tenu – du 18 au 22 mars 2002 -, à Monterrey, le sommet de l'ONU sur le financement du développement. M.Camdessus l'a préparé avec Trévor Manuel, le ministre Sud-Africain des Finances. L'objet de ce sommet était d'appliquer au plan mondial ce concept de partenariat que vise le NEPAD. Le "Consensus de Monterrey" précise ainsi que, pour sortir les pays en développement de la pauvreté, il faut mobiliser leurs ressources nationales, leur épargne intérieure, s'appuyer sur des politiques de rigueur monétaire, d'équilibre des finances publiques, de bonne gouvernance, de lutte contre la corruption et d'ouverture au commerce international… bref, les mêmes voies de solution que celles proposées par le NEPAD.
"Biens publics globaux"
Les "biens publics globaux" visent des dépenses vitales pour l'avenir de l'humanité : la préservation de la biodiversité, la lutte contre le réchauffement de l'atmosphère, la prévention des conflits, la recherche médicale contre les maladies tropicales….etc. Mais aucun pays n'est tenté de les financer : elles bénéficieraient autant à leurs voisins qu'à eux-mêmes… Reste qu'il convient, dans tous les cas, de maîtriser l'impact du développement sur l'environnement : le développement "soutenable" avant d'être durable ?
Des questions, des réponses…
Les questions fusèrent, toutes permirent d'explorer les nombreux pans de l'immense domaine ouvert par Michel Camdessus. Rappelons-en quelques unes…
Certains des engagements du Millénaire peuvent-ils heurter des sensibilités religieuses ?
En réponse, notre invité rappelle, pour ce qui concerne l’Islam, que "rien ne heurte cette religion sur le plan philosophique". Le problème peut apparaître lorsqu’on l’on aborde la question des droits de l’homme, préoccupation contingente.
Pourquoi s'interesser particulièrement à l'Afrique ?
"Les pays ne sont pas égaux devant le développement économique et les perspectives de croissance. Certains trouvent en eux-mêmes les ressorts de la maîtrise de leur développement : c'est le cas de la Chine ou de l'Inde, dont l'attitude est plus autonome. Pour l’Afrique, c’est différent : elle s’est maintenue dans un état de dépendance et a subi une balkanisation. Il s'agit d'une situation tout à fait particulière dans le monde. La situation de l’Afrique est aujourd’hui réellement dramatique. Concernant la paix civile, le développement est l’autre nom de la paix. Et la paix est le premier engagement du NEPAD."
Le mouvement ATAC est-il une aide ou un frein ?
La philosophie d'ATAC et de "faire payer les riches". Or, convient-il de se mobiliser pour des idées fallacieuses ? Ainsi, prenant pour exemple la taxe Tobin, Michel Camdessus s'interroge sur sa fiabilité et sa pérennité :
- son application suppose qu’on se débarrasse de tous les paradis fiscaux ;
- il faut une autorité mondiale pour décider des taux d’intérêt ;
- il y a un problème de taxe indirecte payée par le plus faible dans la chaîne des transactions… En somme, comme toujours, les pauvres paieront.
Les états n’ont pas les moyens de payer. S'agissant du problème de l'eau, à qui la charge doit-elle incomber ?
Un des principes des Nations Unis est le "full cost recovery" : tout doit être payé par l’usager. En réalité, les gens paient pour l’eau, et plus ils sont pauvres, plus ils paient cher.
Comment faire et quelles sont possibilités ?
- reconnaître que l’usager doit payer un prix ;
- créer les conditions pour que les entreprises privées développent
leur business dans l’eau (cela suppose alors, la mise en place de système
de protection contre les dévaluations) ;
- changer les statuts de la Banque Mondiale de façon à qu’elle
puisse prêter aux communes (aujourd’hui, elle ne peut prêter qu’aux
états) ;
- faire travailler plusieurs acteurs ensemble (ONG, collectivités locales
tant au Nord qu'au Sud…) pour créer des petites entreprises qui entretiendraient
les réseaux d’eau.
Ce n’est que le sommet de l’iceberg, mais on y va lentement et sûrement. Le thème de la prochaine rencontre, à Evian, traitera, justement, de l’eau.
C'est à regret que nous avons conclu cette soirée exceptionnelle, où nous ne nous sommes pas limités à l'eau, pour étancher notre soif de savoir… Avec un zeste de gêne, sans doute, d'évoquer la pauvreté en partageant des mets exquis, mais avec le plaisir aussi, de se retrouver entre Panglossiens autour d'une personnalité qui a parlé à notre coeur autant qu'à notre raison… Une personnalité dont Sylvie Lainé, qui animait cette rencontre, a rappelé, en synthèse, citant le pape Jean-Paul II – "Certains hommes bâtissent des murs. D’autres préfèrent bâtir des ponts". -, qu'elle comptait au nombre de ceux qui bâtissent des ponts.
Yasmina KHADIR (MP 1998)