DINER-DEBAT

avec

Monsieur Jean-François GAYRAUD

Commissaire divisionnaire
Jeudi 7 novembre 2013
" Le nouveau capitalisme criminel "
 
Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire de la police nationale, actuellement en poste auprès du Directeur général de la police nationale au ministère de l’Intérieur. Docteur en droit pénal de l’université Panthéon-Assas, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (Science po, service public) et de l’Institut de criminologie de Paris Panthéon-Assas), il a réussi le concours des commissaires de la police nationale et intégré l’école nationale supérieure de la police (ENSP) de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Il est aussi diplômé du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM) et a été auditeur du Centre des hautes études du ministère de l’Intérieur (CHEMI).

Il a travaillé de longues années dans un service de police en charge du contre-espionnage, du contre-terrorisme et de la sécurité économique. Il a publié de nombreux ouvrages (dont plusieurs traduits à l’étranger) et articles qui ont tous pour point commun d’explorer de nouveaux horizons criminologiques, dans une volonté d’innovation. Il souhaite ainsi sortir l’étude du crime des seules perspectives sociologiques ou criminologiques traditionnelles. Il est l’initiateur en France d’une géopolitique et d’une géoéconomie du crime.

Il est déjà intervenu pour le club Pangloss le 2 décembre 2010 sur le thème « Showbiz, people et corruption » et il nous parlera cette fois-ci du nouveau capitalisme criminel, thème de son prochain ouvrage à paraître début 2014 chez Odile Jacob.

La Terrasse, Cité internationale universitaire, Paris 14

photo n°1 - dd_gayraud2e photo n°2 - dd_gayraud2e photo n°3 - dd_gayraud2e photo n°4 - dd_gayraud2e photo n°5 - dd_gayraud2e photo n°6 - dd_gayraud2e photo n°7 - dd_gayraud2e photo n°8 - dd_gayraud2e photo n°9 - dd_gayraud2e photo n°10 - dd_gayraud2e photo n°11 - dd_gayraud2e photo n°12 - dd_gayraud2e photo n°13 - dd_gayraud2e Photos A. Chauvin  (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

Jean-François Gayraud a initié une nouvelle réflexion sur le crime à partir de la géopolitique, afin de donner corps à une « géopolitique et à une géo-économie du crime ». Ses travaux portent en particulier sur l’articulation entre les phénomènes criminels (en cols blancs et autres) et les crises financières nées de la dérégulation des marchés.

Son propos porte aujourd'hui sur « le nouveau capitalisme criminel ». Parti du constat de l’évolution du capitalisme depuis 1980, devenu criminogène, il a montré les liens existant entre crises financières et criminalité. Le capitalisme dont les formes ont beaucoup évolué au fil des siècles, comme l’a montré Fernand Braudel, a en effet changé de visage depuis les années 1980 en se financiarisant, du fait de la dérégulation des marchés. Il est devenu criminogène, offrant désormais opportunités et incitations aux déviances frauduleuses. Il ouvre ainsi la porte aux infractions commises par des élites en col blanc, associés souvent à des gangsters traditionnels et à des hommes politiques corrompus, et au blanchiment d’argent par des institutions financières.

Les infractions de type financier (subprimes, bulle immobilière en Espagne, par exemple) sont devenues plus fréquentes et plus brutales, tout en étant invisibles politiquement et judiciairement. Il n’y a pas de matérialisation, l’aspect criminel disparaissant ainsi. Il est difficile de prouver un système de fraude et peu de dossiers sont portés devant la justice.

Cet aspect est aussi amplifié par l’extension du trading de haute fréquence qui permet de négocier à la nanoseconde des milliers d’ordres de bourse. Des problèmes de délit d’initiés apparaissent, mais la rapidité et le volume des transactions entrainent une forme d’invisibilité pour les autorités de contrôle. Il n’y a donc pas de sanctions judiciaires possibles, d’autant plus qu’il n’y a pas de définition juridique et aucune matérialisation évidente. Le marché des matières premières est particulièrement touché. Cette haute fréquence est diabolique car il n’existe pas assez de moyens pour la contrôler efficacement. La régulation n’est qu’une illusion et la solution serait peut-être une interdiction.

Le blanchiment d’argent sale à travers notamment les narco-banques est aussi une des composantes importantes de ce système. Selon un rapport de l’ONU, 1600 milliards de dollars sont blanchis chaque année et seul 1% de cet argent parvient à être capté ; il faut constater que la lutte contre le blanchiment est un échec. Les grandes banques participent à ce blanchiment. Un rapport du Congrès américain a ainsi pointé le rôle de HSBC. Wachovia, une banque rachetée par Wells Fargo, a blanchi 380 milliards de dollars (10% du PIB du Mexique), de l’argent venant des cartels de la drogue. Il est à noter que très peu de réactions officielles (Etats, institutions financières) ont été enregistrées face à ce scandale.

Le droit américain, avec sa capacité de transaction pénale généralisée, est aussi un système pervers. Cependant, le FBI utilise désormais les mêmes méthodes contre les institutions financières que celles utilisées contre la mafia. L’amende ne sert à rien et seule la menace de la prison et le retrait de la licence peuvent être dissuasifs.

Au cours de la discussion, riche et animée, qui a suivi il a été rappelé que la criminalité a été et est toujours existante, mais la nouveauté est que le capitalisme s’est financiarisé. Du fait de ce mouvement historique provenant des lois de dérégulation (libéralisation des changes) et des nouvelles technologies de l’information ce capitalisme prédateur dispose de potentialités nouvelles. Pour entreprendre une quelconque lutte dans ce domaine, Jean-François Gayraud estime qu’il « faudrait remettre du droit répressif dans les marchés ». En 1933-34, Roosevelt avait créé la SEC (police des marchés).

Différents effets pervers et condamnables sont cités :
- Le « business model » de Goldmann Sachs est sidérant : cette banque est souvent présente aux deux bouts de la chaîne conseillant ainsi dans certaines affaires les vendeurs et les acheteurs. Une conclusion s’impose : ce sont les contribuables, les consommateurs et les petits porteurs qui sont les perdants en la matière.
- Les prix des matières premières sont augmentés de 20 à 30% du fait du trading haute fréquence.
- L’Espagne, où 26% de la côte méditerranéenne est bétonnée, est une parfaite illustration de ces dérives avec ses prêts frauduleux pour le BTP, le détournement des fonds européens, le blanchiment d’argent sale, la route de la cocaïne.
- Il y a de plus en plus d’intermédiaires, de relais, de professions sensibles (notaires, fiscalistes, avocats..) et, en Italie, on a assisté, après l’arrestation de mafieux, à celle de banquiers, notaires, policiers.

Les services de police et des douanes font ce qu’ils peuvent dans le cadre de la mondialisation, mais leur action est limitée dans la mesure où, par exemple, le taux de contrôle des containers ne dépasse pas 3% dans le meilleur des cas.

La balkanisation du monde provoque un effet de souffle pour les effets criminels et il est savoureux de constater que les paradis fiscaux (cf. le Ghana) sont proposés par les banques elles-mêmes pour les placements financiers.

Des raisons de ne pas rester trop pessimiste ? Des Etats réagissent (attitude des USA vis-à-vis de la Suisse), la vertu de l’exemple ? Un registre européen des trusts ?

Tous nos remerciements à Jean-François Gayraud qui, pour la deuxième fois, a su nous captiver par une démonstration passionnante et implacable dont les conclusions font froid dans le dos. Portée par sa seule volonté de puissance, par- delà le bien et le mal, la finance n’est-elle pas en train de s’affranchir de la souveraineté des Etats ? Dès lors, face à des puissances financières aux arcanes si sombres, quelle liberté reste-t-il ?
Alain Dubail (MS 1993)
Le nouveau capitalisme criminel, Odile Jacob (2013)