DINER-DEBAT

avec

Monsieur Jean-Yves GILLET

Directeur de la stratégie du groupe USINOR
18 octobre 1991
" USINOR-SACILOR: l’acier vire au rouge "
 
Diplômé de Polytechnique puis de l’Ecole des Mines de Paris, Ingénieur du Corps des Mines, il débute sa carrière d'ingénieur chez FBFC (devenu Framatome), pour le montage d’une unité de production d’assemblages pour le nucléaire, puis comme ingénieur de recherche chez PCUK (chimie) sur les biotechnologies.

En 1981, il intègre le Ministère de l’Industrie, d’abord à la DRIRE Picardie pour le développement économique, puis au Service financement de l’industrie auprès du Directeur Général de l’Industrie, Louis Gallois, et représente la DGI au sein du CIRI. En 1987, il devient directeur du cabinet du Directeur Général de l’Industrie, Jacques Maisonrouge. Responsable de l’équipe industrielle de la DATAR en 1988, il dirige de 1988 à 1990, le Cabinet de Jacques Chérèque, Ministre de l’Aménagement du Territoire et des Restructurations. En 1990 il rejoint le Groupe Usinor.

Hotel Hilton, Paris 7

photo n°1 - dd_gillet (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

A travers la sidérurgie, c'est un éclairage sur un pan important de l'industrie lourde française que l'on peut retirer de cet échange très ouvert. La sidérurgie est en effet un excellent représentant d'un type d'industrie très capitalistique, où les investissements portent sur des montants considérables : ainsi l'ensemble de Dunkerque, d'une capacité de 5 millions de tonnes, a-t-il nécessité un investissement de 20 milliards de francs. Symétriquement, le prix de vente du produit est extrêmement bas : l'acier ordinaire vaut 2 francs le kilogramme, l'alliage nickel-chrome 3 francs.

Les débouchés sont dans l'ordre : le BTP (30%), l'automobile et la construction électrique à égalité (25%), et 20% de divers dont l'emballage alimentaire (conserves).

Malgré l'importance des capitaux engagés, cette industrie reste très dispersée géographiquement : le premier producteur hors CEI représente seulement 4% du marché mondial. Celui-ci est de 770 millions de tonnes en 1991, dont 140 produits par l'Europe, 80 par le Japon, 70 par les États-Unis et 220 par les PECo, dont 50 par la seule Ukraine. Cette situation explique le mouvement de concentration en cours, qu'illustre en Allemagne la prise de contrôle de Krupp par Hoechst. Monsieur Jean-Yves Gillet précise que la fusion d'Usinor et de Sacilor, en 1986, avait précisément pour but de mettre fin à une compétition stérile sur un marché national trop étroit, entraînant une surcapacité de production de l'ordre de 40%.

Avec en 1990 un chiffre d'affaires de 95 milliards de francs et une production de 21,1 millions de tonnes en 1992, le Groupe Usinor est le deuxième producteur mondial, derrière Nippon Steel. Il emploie 97 000 personnes, dont 24 000 en Allemagne et 66 000 en France, ce qui amène Monsieur Gillet à définir Usinor comme une "entreprise franco-allemande, avec une tête pont aux États-Unis". La part du chiffre d'affaires dégagée à l'étranger est passée de 7% en 1987 à 40% en 1990. Usinor est maintenant organisé par branches correspondant chacune à un produit et un marché.

L'évolution actuelle de la sidérurgie est marquée, a souligné Monsieur Gillet, par un mouvement de fond de gains de productivité. Ainsi, si en 1985 il fallait 10 heures/homme pour produire une tonne d'acier, il n'en faut plus en 1991 que 3,1. L'impact sur les effectifs est donc considérable : ils sont passés en France de 160 000 en 1980 à 60 000 en 1991. Cette évolution aux conséquences sociales évidentes est due à un effort d'automatisation intense, par le recours à des procédés de contrôle informatisés qui font d'Usinor le deuxième utilisateur d'informatique en France.

La production d'acier, fondement de la révolution industrielle du 19ème siècle, serait-elle devenue de nos jours une industrie high-tech ? M. Gillet en est convaicu, et en veut pour preuve les 1,3 milliard de francs que consacre Usinor au secteur recherche et développement, pour suivre une concurrence qui crée chaque année de nouveaux types d'acier. Les leaders technologiques sont une fois de plus les Japonais, qui très classiquement financent leur R & D par des prix intérieurs supérieurs de 20% à ceux de l'Europe. Si jusqu'à présent les Américains semblaient sur le déclin, c'est des États-Unis que vient une innovation technologique, la coulée mince, apportant une réduction très significative du laminage. Les chaînes de production seront vraisemblablement amenées à être plus courtes et légères, et la sidérurgie àdevenir moins capitalistique. Monsieur Gillet envisage l'avenir des grands producteurs d'acier sous la forme d'une fédération de PME, ce qui entraînerade profonds bouleversements culturels et managériaux. Le ticket d'entrée est donc amené à baisser de manière significative dans l'acier, même s'il restera élevé dans l'aluminium.

La sidérurgie est donc aujourd'hui confrontée simultanément à trois problèmes majeurs : d'une part, un point mort très élevé qui la rend tributaire de la conjoncture, avec des débouchés concentrés dans les activités cycliques, d'autre part une baisse du ticket d'entrée sur le marché pour des producteurs technologiquement avancés et enfin, peut-être surtout, la compétition d'une productique des pays de l'Europe centrale et orientale valorisée selon des méthodes non économiques aboutissant à un coût de revient extraordinairement bas.

Le redressement spectaculaire qu'avait connu Usinor, et qui pouvait passer pour un symbole des grandes restructurations industrielles réussies du milieu des années 80 (avec une aide très importante de l'État, tant en fonds propres que via le FNE) semble désormais menacé. Les résultats financiers traduisent ces retournements successifs, puisque si l'on était passé d'une perte en 1980 de 16,5 milliards de francs à un bénéfice de 10 milliards de francs en 1989, la situation s'est fortement dégradée en 1991 avec un résultat net de 3,15 milliards de francs (confirmé par une perte de 2,4 milliards de Francs en 1992). Tous les indicateurs sont donc actuellement au rouge : baisse du chiffre d'affaires de 6,5%, réduction de 20% de la production de SOLLAC, chute du résultat d'exploitation, bien que l'entreprise affiche cependant de moins mauvais résultats que ses principaux concurrents.

Ces chiffres confirment les très vives préoccupations qu'avait exprimées Monsieur Jean-Yves Gillet à l'égard de la concurrence en provenance de l'Europe de l'est, lancée dans une recherche frénétique de débouchés pouvant remplacer ceux de l'ancienne organisation socialiste. La surcapacité globale de la production de l'Est est évaluée à 40%. Dans ces conditions, Usinor envisage des diversifications possibles dans l'informatique (automatisme) ou les circuits intégrés, à l'instar du japonais Nippon Steel, mais avec la ferme intention de ne pas y être contraint. Un espoir qui recule chaque jour davantage dans la conjoncture actuelle, qui verra, quoiqu'il en soit, la sidérurgie française continuer de réduire significativement ses effectifs.

Symbole à la fin des années 80 de la sortie de la crise de l'industrie lourde francaise, Usinor démontre, par ses difficultés renouvelées, que la concurrence mondiale et multiforme ne desserrera pas son étreinte sur nos entreprises, fussent-elles publiques, et ce aux dépens de l'emploi.
Plus que jamais, innovation et performance doivent rester nos préoccupations maîtresses.
Gilles Fryde (MP 1987)