DINER-DEBAT

avec

Monsieur Didier LONG

Président Directeur Général d’Euclyd
Essayiste et historien du judéo-christianisme
Mercredi 20 février 2013
" Morale de la crise et crise de la morale : regard d’un business moine "
 
Didier Long a un parcours riche et original, passant d’une vie monacale emplie de silence et d’introspection à une immersion totale dans le monde de la parole, du business et des nouvelles technologies. Moine bénédictin de 1985 à 1995 à l’abbaye de la Pierre-Qui-Vire, D. Long, alias frère Marc, est alors éditeur des éditions Zodiaque (art roman), artiste plasticien et responsable de la formation théologique de la communauté. Il quitte la vie monastique en 1995 pour épouser une journaliste, avec laquelle ils élèvent leurs 4 enfants. Dès 1997, il s’oriente vers les NTIC, en concevant notamment Fnac.com et 01Net. En 2000, il est appelé par le cabinet McKinsey comme expert européen e-Commerce et numérique, dont il maîtrise très bien la dimension technique et les enjeux business. Puis, en 2002, il fonde et préside son cabinet de conseil, Euclyd, pour aider les dirigeants de fonds et de grands groupes à concevoir et déployer leur stratégie Internet.

Didier Long poursuit en parallèle une très prolifique vie d’écrivain et essayiste, chacun de ses livres ne manquant pas de bousculer la communauté judéo-chrétienne et le monde des affaires, et susciter de nombreuses conférences aux plus hauts niveaux. Son chemin spirituel marrane l’a amené, comme chrétien, au cœur d’une communauté juive séfarade traditionnelle. Il a publié onze livres depuis 2005.

Au cours de cette soirée, nous vous proposons d’aborder notamment les thèmes suivants :
- Capitalisme et judéo-christianisme, vers le divorce ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
- Que signifie la révélation judéo-chrétienne (aux niveaux personnel et social) ?
- Les religions vont-elle apporter une éthique nouvelle… ou bien tuer la démocratie ? Même question pour l’hypercapitalisme.
- L’occident a-t-il un destin « messianique » dans la globalisation des cultures et des religions? Même question pour la « civilisation du capitalisme ».

http://didierlong.com/

La Terrasse, Cité internationale universitaire, Paris 14

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Compte-rendu

Nourrir notre regard sur le monde contemporain à travers un œil judéo-chrétien, tel était le propos de ce passionnant dîner-débat très animé avec Didier Long.

Didier Long a été moine bénédictin à la Pierre-qui-Vire pendant dix ans après avoir vécu dans les faubourgs de Clermont-Ferrand… Michelin, école de Michelin, et puis révélation de Dieu à travers les évangiles et la Bible. Il décide donc de partir simplement avec sa bible pour seul bagage, rejoindre le monastère de la Pierre-qui-Vire, en Bourgogne. A travers mille aventures, il y devient responsable de l’enseignement de la théologie, ainsi qu’éditeur des éditions Zodiaque, des livres exceptionnels sur l’art roman. À cette occasion, il touche aux nouvelles technologies dans lesquelles il s’engagera pleinement au cours de son parcours ultérieur. Didier est aussi artiste : plasticien, peintre, sculpteur, créateur d’œuvres physiques animées, il rencontre Cyrille Putman et sa femme Almine Rech. C’est à l’occasion d’un CD-Rom sur l’art roman lancé par le monastère que Didier est repéré par une journaliste de France 2, Marie-Pierre.

Didier tombe amoureux de Marie-Pierre, et lui déclare quelques mois après leur rencontre : « Je suis amoureux de vous : je vais quitter la vie monastique », un choix terrible car c’est vraiment un choix crucial de rompre les vœux prononcés cinq ans auparavant.
Didier rejoint Paris, Marie-Pierre et ses deux enfants. Ils en ont deux autre ensemble et se marient. Mais le parcours « étrange » de Didier ne s’arrête pas là, car c’est un être à la fois profondément humain mais aussi supra terrestre. Après avoir conçu le site de vente en ligne Fnac.com et le site informatique 01Net.com, Didier Long est recruté par McKinsey, pour lancer @McKinsey une initiative mondiale pour accélérer le business de ses clients grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Didier travaille alors en Europe et aux USA sur de très gros projets.

Trois ans plus tard, avec des camarades de McKinsey, il crée sa propre entreprise Euclyd, qu’il préside actuellement, un cabinet de conseil en stratégie et en opérations spécialisé dans l’e-Commerce pour les dirigeants des plus grands groupes de luxe, distribution, mode, télécom, médias...

A l’inverse d’autres personnes passées du monde de l’entreprise au monde monacal, Didier a fait le parcours de la campagne médiévale et de la règle de Saint Benoit au business mondialisé. Didier est toutefois resté proche de ses anciens maîtres moines chrétiens, et son chemin intellectuel l’a amené à approfondir le judéo-christianisme ancien. Son cheminement spirituel l’a conduit à se rapprocher d’une communauté juive séfarade traditionnelle et des maîtres vivants du judaïsme moderne.

Capitalisme et judéo-christianisme, une courte histoire de l’évolution

Le capitalisme, né en Europe puis développé aux Etats-Unis, a gagné toute notre planète. Ce n’est pas un phénomène naturel comme une simple lutte de l’homme pour sa survie, ou une explosion soudaine de l’auris sacra fame, cette maudite soif de l’or, que déploraient les sages antiques. Le capitalisme est d’abord un phénomène humain compréhensible sur le temps long et au sein de la culture qui lui a permis de se développer : le judéo-christianisme et ses croyances.

Le shabbat et la fin de l’esclavage
La libération de l’asservissement, qui a travaillé la culture occidentale depuis deux millénaires et demie, est une idée mais surtout une pratique juive : le shabbat. Cet arrêt du travail hebdomadaire est un jour de repos, mais surtout de liberté (shabbat vainafash se traduit par « le septième jour il retrouva son âme - nefesh », et non pas « il se reposa »). Il concerne aussi bien l’homme libre que le serviteur et l’étranger ou la bête. Cette rythmique hebdomadaire structure aujourd’hui encore la conception du temps occidental. Cette pratique constitue une limite au pouvoir du maître et fonde la liberté du sujet. Célébré en mémorial à Pessah-Pâques et dans la liturgie juive du shabbat, le mémorial de la création et de la libération d’Egypte fonde la vocation à la liberté dans le monde judéo-chrétien. Il induit une certaine idée du rapport entre le travail comme continuation de la création divine, la tâche de l’homme devenant alors une invitation à la sanctification de son monde, son âme étant par-là appelée à la liberté des fils de Dieu.

Dans des sociétés esclavagistes comme l’empire gréco-romain, où l’énergie provient avant tout des esclaves, et l’activité noble de l’homme libre est l’otium et pas le negotium, les esclaves constituent 1/3 de la population « active » en Italie au tournant de notre ère. La pratique shabbatique, qui sera aussi celle des judéo-chrétiens jusqu’au IVème siècle, est donc proprement révolutionnaire et va travailler la société et ses schémas mentaux via le judaïsme et le christianisme au point de la subvertir. Au VIIème siècle (Duby), l’antique séparation entre les esclaves - en droit romain des « choses » vouées à la production et négociées dans un trafic international - et les hommes libres disparait en Occident.

L’égalité des hommes libres
Ainsi naissent au début du second millénaire, en Europe, les premières sociétés de l’histoire de l’humanité misant sur les énergies non-humaines. Cette libération des corps ne pourra s’effectuer que via un changement des modes de représentation symboliques, sous l’influence de la raison aristotélicienne, qui vont permettre la généralisation de technologie pour certaines déjà connues de l’empire gréco-romain.

Le respect absolu du à autrui, une vision égalitaire de la famille humaine, une révolution des mentalités et une compréhension positive du travail faisant de l’homme le co-créateur de Dieu, ont infusé dans la culture via les monastères, premières world companies. Comme un pôle magnétique au cœur du premier moyen-âge, cela a concrétisé l’utopie d’une société d’égaux priant et travaillant, selon le rêve évangélique bénédictin. Cet idéal mutera à l’avènement du pouvoir des villes au détriment de celui des monastères, en utopie de société civile évangélique vouée au « bonheur citadin » (G. Todeschini). Les croyances judéo-chrétienne ont conduit à remplacer l’énergie humaine par celle des animaux et des machines plus que les seules inventions technologiques.

Cette dévotion à l’homme à cause de Dieu , a eu un immense impact économique entre les années 1000 et 1500, alors que le PIB par habitant double dans une croissance qu’on ne retrouvera que lors de la révolution industrielle. L’organisation rationnelle du travail et la production de richesse au sein d’une vie frugale nait dans les monastères, et fonde non pas l’éthique du capitalisme protestant émergent comme le croyait Weber, mais bien l’éthique du capitalisme qui se perpétue encore aujourd’hui, via les foires tournantes de Bourgogne–Champagne et les cités-états italiennes qui inventent la démocratie et la banque. C’est ainsi que se mettent en place en Europe tous les outils bancaires de compensation, d’assurance, de lettre de change, de bourses et de monnaie…, qui nous sont aujourd’hui familiers, dans une immense confiance en une économie au service de toute la société.

La culture médiévale a donc promu l’alliance vertueuse d’une démocratie égalitaire et la production de biens au bénéfice du plus grand nombre, un cercle vertueux qui marque toute la modernité et le développement économique en occident depuis le XIIème siècle.

Tocqueville dans La démocratie en Amérique (1835) remarque avec pertinence : « Je me reporte pour un moment à ce qu’était la France il y a sept cents ans : je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui possèdent la terre et gouvernent les habitants ; le droit de commander descend alors de générations en générations avec les héritages ; les hommes n’ont qu’un seul moyen d’agir les uns sur les autres, la force ; on ne découvre qu’une seule origine de la puissance, la propriété foncière. Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et bientôt à s’étendre. Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ; l’égalité commence à pénétrer par l’Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s’asseoir au-dessus des rois. »

L’avènement de la raison
Peu à peu le judéo-christianisme venu d’Orient va créer pendant presque un millénaire un syncrétisme original avec les cultures locales et environnantes dans lesquels il se déploie. Il devient la religion de la Chrétienté diffusant les valeurs de la Révélation juive relue à travers la raison aristotélicienne en Occident. C’est ainsi que nait une prise au sérieux de ce monde, un monde rationnel et autonome de Dieu, sinon libre de sa grâce.

La confiance accordée à liberté humaine s’appuiera sur la raison aristotélicienne rebaptisée en raison théologique puis naturelle pour libérer l’homme de l’esclavage de ses semblables mais aussi de la servitude de la terre et des saisons. Pour inventer une loi naturelle et un droit positif autonome de la Loi divine. Pour inventer enfin un ordre politique où le pouvoir de Dieu ne s’exprime plus directement mais médiatisé via le débat et l’assentiment populaire selon l’adage de Thomas d’Aquin : Omnipotestas a Deo… sed per populum… « Tout pouvoir vient de Dieu… mais par le peuple »

La raison moderne nait donc au Moyen-Age grâce à des penseurs musulmans comme Averroès- ibn Rochd, juifs comme Maïmonide - HaRav Moshé ben Maïmon, tous arabophones, dont Thomas d’Aquin en monde chrétien est l’héritier direct et revendiqué. Cette prise au sérieux médiévale de la raison a engendré la raison moderne notre modernité. Avec, puis sans les églises, la raison s’est d’abord faite théologique, juridique, technique, économique, scientifique... C’est cette raison qui a permis les formidables avancées scientifiques, de santé et d’épanouissement des corps, de baisse de la mortalité et d’allongement de la durée de la vie… dont nous tous ici sommes les vivants témoins.

La crise de la raison et l’acédie européenne
Emancipé de Dieu la raison Européenne l’a « tué ». Les Lumières (contre Kant !), puis le positivisme ont cru un peu naïvement à cette raison comme on croit à un dieu. Nous avons cru, dans un premier temps, et un peu vite que la raison opérationnelle pouvait prendre la place de Dieu devenant désormais le seul horizon d’humanité. Et effectivement la raison occidentale a permis à l’homme de maîtriser la nature et de s’en libérer.

Mais, dans un second temps cette raison opérationnelle délivrée de toute magistrature du sens a soumis l’homme européen lui-même jusqu’à le détruire. Elle a échoué en effet aux portes d’Auschwitz où la raison industrielle occidentale a tenté de liquider le peuple juif et sa Révélation qui avaient mis l’Europe en route.

La singularité de l’Holocauste ne réside pas d’abord le nombre de victimes ou la cruauté des tortionnaires mais dans la cible spécifiquement juive de la solution finale et dans son organisation industrielle, rationnelle et méthodique. Une société « chrétienne » a produit en son sein une organisation rationnelle et taylorienne d’un travail de mort capable d’absoudre ses membres de leur responsabilité éthique envers autrui. Arendt parla de « banalité du mal ». Ainsi la raison industrielle, via les élites occidentale, et souvent en précédant les nazis, s’est mise, froidement et sans état d’âme, au service du génocide de la racine juive de la chrétienté européenne.

Cette faillite de la raison lors de l’Holocauste, la trahison des élites, la manipulation pseudo scientifique du nazisme (avec la médecine comme alibi), la collaboration active ou passive des notables et des peuples d’Europe devenus de parfaits serviteurs de la machine de mort ne sont pas des accidents de l’histoire vites oubliés. Ils révèlent un point aveugle de la raison moderne. Plus, ce souvenir hante l’âme de l’Europe contemporaine comme une inconscient refoulé. L’Holocauste plane de son ombre sur une Europe désenchantée, il est un trou noir de la conscience européenne qui la travaille comme une possibilité (Gérard Haddad-Lumière des astres éteints). Voilà d’où viennent la crise de la raison européenne et l’ « acédie de l’occident » qui en est le pathos que j’ai analysé dans plusieurs de mes livres.

L’âge de la raison cynique
Car ce qui a succédé aux religions et aux idéologies, ce n’est pas l’ a-théisme qui décliné sur un mode nietzschéen serait une haute forme de liberté et de respect de la sainteté de Dieu : Dieu n’a pas de religion… Non, ce qui a succédé à l’effacement des religions et de la tradition (sans que nous puissions y revenir de manière anachronique) c’est un paganisme de masse. Une raison non éclairée par le cœur. En réalité, quand l'homme ne croit plus en Dieu, il finit par croire n’importe quoi. La post-modernité a cru au capitalisme non plus comme à un système permettant la survie et le bonheur du plus grand nombre au sein d’une humanité fraternelle mais comme à une religion de la consommation, une idolâtrie ; cela, au lieu de faire de la consommation, de l’argent, de ce monde le signe de notre vocation humaine sacrée.

Cette perte de la relation aux autres et à l’Ultime avec les meilleures intentions du monde s’est doublée d’une raison instrumentale cynique où chacun peut se détourner de la responsabilité éthique inaliénable envers son prochain puisque des institutions rationnelles la garantissent et en déchargent les individus concrets. C’est ce qui explique la faillite du politique devenu le meilleur compromis non pas pour s’intéresser à l’intérêt général mais pour au contraire éviter l’engagement, tout en maintenant le ‘sauve qui peut’ général.

Comme si le projet de libération de l’esclavage, privé de la sainteté juive (au sens biblique de ce terme de « séparer » pour signifier), avait conduit à l’aliénation. Le corollaire de cette crise est cette impression d’immense solitude ignorée en Afrique ou en Inde par exemple. Comme le constate Hanna Arendt : « Même si l’on admettait que l’époque moderne a commencé par une soudaine, une inexplicable éclipse de la transcendance, de la croyance à l’au-delà, il ne s’ensuivrait pas que cette disparition eût rejeté l’homme dans le monde. L’Histoire, au contraire, montre que les modernes n’ont pas été rejetés dans le monde : ils ont été rejetés en eux-mêmes. »

On comprend à quel point la crise que nous vivons est une crise morale, de la politique, sociale. A l’heure de la raison cynique, la raison opérationnelle, telle un Golem, est en train de réduire à néant l’Impératif kantien : « Considère en chacune de tes actions autrui comme une fin et jamais comme un moyen ». Voilà où nous en sommes.

Les religions dans la Globalisation

La globalisation, une croyance…
Comme nous l’avons fait pour la naissance du capitalisme et de la raison moderne, nous devons opérer un retournement copernicien si nous voulons comprendre la Globalisation. Contrairement à une idée communément reçue la Globalisation n’est pas un phénomène avant tout économique ou militaire mais de croyances.

La globalisation n’est pas un phénomène nouveau. Alexandre le Grand conquiert le monde connu en jusqu’en – 333 avant notre ère. Son rêve d’une humanité une, grecque et asiatique (c’est à dire de toute l’encyclo-paideia, la « culture globalisée ») le conduira de la Macédoine jusqu’aux rives de l’Indus. On peut dire que l’empire gréco-romain nait de ce rêve d’Alexandre.

Du Sinaï à la Pentecôte en passant par La Mecque et les missionnaires d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie, le vieux rêve d’une humanité Une échappant à la tour de Babel a enflammé les esprits. Et ce rêve, cette croyance a été le vrai moteur de la globalisation que nous vivons. Comme si la croyance précédait le voyage.

Ainsi Colomb signe « Christo Ferens », le « porteur du Christ ». Il se croit un élu de Dieu porteur de la fin des temps, il affirme dans son journal que c’est Dieu qui lui « ouvrit l’entendement, comme de façon palpable, de ce qu’on pouvait hasarder de naviguer d’ici jusqu’aux Indes ». Il est intimement persuadé que les temps qui s’ouvrent vont voir arriver la Rédemption, que Jérusalem sera délivrée en même temps qu’elle se dilatera à toute la Terre. La ‘Vierge des navigateurs’ qu’on peut voir à l’Alcazar de Séville englobe la mer, les navigateurs et les marchand du nouveau monde dans son manteau…

Depuis Colomb et Vasco de Gamma… notre planète a donc été « en-globée » par des réseaux successifs de bateaux, de trains, d’avions, de câbles sous-marins, de satellites, de dorsales Internet. Mais d’Alexandre le Grand, à Muhammad, ce sont les chemins des croyances et de pèlerins qui ont précédé ceux des marchands et non l’inverse. Ce sont les croyances des hommes qui les ont poussés sur les chemins de pèlerinage vers l’Asie, Compostelle, Jérusalem via Venise, la Chine ou l’Inde… Comme le dit Peter Sloterijk : « La grande nouvelle des temps modernes n’est pas que la terre tourne autour du soleil mais que l’argent tourne autour de la terre » (in : Le palais de Cristal).

Nous sommes arrivés au bout de ce rêve. Car l’Internet réduit les distances d’englobement à néant et le monde est ainsi devenu un point créant une vision de notre monde jamais entrevue jusque-là. Et c’est là que nous retrouvons les religions.

La mutation des religions dans la Globalisation
Car la globalisation à l’heure d’Internet a aussi fait muter le monde traditionnel et ses religions. Qu’on s’en lamente ou qu’on s’en réjouisse c’est un fait. La déterritorialisation des religions de leur bassin d’origine, le déracinement, la mise à disposition des contenus religieux n’importe où et en temps réel, a profondément fait muter les religions.

Les changements en termes de technologies de l’information ont un impact colossal sur le religieux. Grâce à l’imprimerie, lors de la Réforme, chaque chrétien protestant est devenu un petit pape prêchant avec sa Bible à la main. De la même manière, le religieux contemporain a muté sous l’impact d’Internet. Chacun pose ses questions spirituelles et religieuses à l’occasion d’un décès, d’une crise d’angoisse existentielle, d’une rupture de vie… non pas au curé, à l’imam ou au rabbin mais… à Google ! Toute les religions du monde sont à un clic et en bas de chez moi.

Les très vieilles religions millénaires qui enregistraient la mémoire de l’humanité se sont retrouvées confrontées en quelques années seulement (rappelez-vous du « bon vieux temps » alors que vous écriviez encore des lettres !) au temps réel de l’Internet time et des bases de données sans âme qui accumulent la connaissance mais sans transmettre la tradition par filiation.

On se retrouve donc dans un monde qui échange quantité d’information mais dans une histoire sans parole et sans père. Ce qui est l’exacte définition de la psychose. Voilà où en sont les religions. Je parle des mouvements qui montent et conquièrent le monde et qui sont majoritairement fondamentalistes. C’est à dire fidèle à l’information mais sans parole paternelle.

Mohamed Merah ou les frères Tsarnaev, les étranges docteurs auto-radicalisés des attentats de Londres ou de Madrid, témoignent de ce religieux déterritorialisé, en réseau globalisé, dépité de la modernité et soucieux de notoriété individuelle, cherchant à se ré-enraciner dans un islam mythique et rêvé via Internet. Une recomposition du religieux néo-kitsch à partir de modes d’emploi et d'éléments trouvés sur Internet dans un DIY (Do It Yourself) syncrétique bricolé. Ceci dit, le christianisme et le judaïsme ne manquent pas, eux aussi, de très bons candidats !

Hors la vraie religion humaine est strictement athée de ces illusions d’humanité qui confondent la mort avec la vie.

Il me semble que les religions, une fois qu’on s’est débarrassé de l’arrogance banale qui consiste à les assimiler à toute les peurs de notre enfance mais aussi de leur superstition congénitale, parce qu’elles transmettent la mémoire via des rites et des fêtes, parce qu’elles inscrivent le spirituel dans ce monde par la célébration du temps, parce qu’elles sanctuarisent des espaces gratuits de fraternité… n’ont pas encore dit leur dernier mot. Elles peuvent se révéler une puissante source non pas pour connaitre Dieu que n’importe qui dans cette assemblée aurait un peu de peine à décrire précisément… mais un facteur d’humanisation de nos croyances et de re-pères de filiation.

Le rêve d’une humanité Une et universelle, moteur de la globalisation, habite toute culture. Il en signifie la limite tout en révélant l’espoir d’une famille humaine enfin réconciliée. Dans la tradition biblique cette fraternité des nations réconciliées se comprenant dans leur propre langue porte un nom : Jérusalem. C’est là que va l’humanité. C’est du moins ce que je crois.
Thierry Courtiol (MP 1982)
Bibliographie de Didier Long
2012, Tu sanctifieras le jour du repos, co-écrit avecGérard Haddad, Salvator
2012, L'invention du christianisme, et Jésus devint Dieu, Plon-Presses de la Renaissance
2012, Petit Guide des égarés en période de crise, Salvator
2011, Jésus de Nazareth, juif de Galilée, Plon-Presses de la Renaissance
2009, Capitalisme et christianisme : 2 000 ans d'une tumultueuse histoire, François Bourin Editeur
2008, Jésus, le rabbin qui aimait les femmes, François Bourin Editeur
2007, Manuel de survie spirituelle dans la Globalisation, Salvator
2007, Un ange dans le rétroviseur, Salvator
2006, Pourquoi nous sommes Chrétiens, Le Cherche midi/ Oh! éditions
2005, Défense à Dieu d'entrer, Denoël (Prix des maisons de la presse 2005)