DINER-DEBAT

avec

Père Henri MADELIN

Jésuite, rédacteur en chef de la revue "Études", ancien provincial de France de la Compagnie de Jésus
Juin 1999
" A la recherche de valeurs dans un monde en mutation "
 
Entré au noviciat en 1957, licencié en droit (1956) ainsi qu’en philosophie et en théologie dans le cadre de la formation jésuite (1957-1968), le père Henri Madelin est ordonné en 1967. Il est également docteur d’État en sciences politiques (1979). Au nombre de ses activités, après quelques années au Cameroun, il fut professeur à l’Institut d’Études Sociales de l’Institut Catholique de Paris (1969-1979), aumônier national du MCC (Mouvement des Cadres Chrétiens)… Depuis 1971, maître de conférence à l’Institut d’Études Politiques de Paris, professeur à la faculté de philosophie du Centre Sèvres, rédacteur en chef de la revue Études, il est également l’auteur de nombreux ouvrages : "Politique et foi" (1972), "Chrétiens et Marxistes dans la société française" (1977), "La menace idéologique" (1989), "Dieu et César : essai sur les démocraties occidentales" (1994), et récemment "L’évangile social" (1999). Il écrit également dans Le Monde diplomatique, La Croix, Ouest France.

photo n°1 - dd_madelin photo n°2 - dd_madelin photo n°3 - dd_madelin photo n°4 - dd_madelin (pour agrandir une photo cliquer dessus)
Compte-rendu

Connaissez-vous l'histoire de "L'homme qui rétrécit ?"... Un beau jour d'été, entre mer et soleil, un nuage étrange voile l'azur et vient perturber le cours parfait d'un bronzage idéal. Cette ombre au tableau de la perfection estivale et publicitaire frappe un honnête “citoyen du bonheur” qui se trouve soudain atteint d'une maladie très étrange : il rétrécit de manière inexorable et inéluctable, au point que les nains deviennent des géants, que son chat se transforme en tigre... Mais ce rétrécissement du corps conduit notre protagoniste – il s’agit du héros d’un roman américain - à rétrécir non seulement dans son corps, mais également dans sa tête : il quitte sa famille, son univers social, car il ne peut plus progressivement supporter l'image que lui renvoie ce rétricissement physique. Les savoirs de la société moderne, dans laquelle il vivait insouciant avant le passage de ce nuage funeste, ne parviennent pas à enrayer son étrange maladie. Alors, il a honte, et face à cette dégringolade, le héros choisit de fuir sa honte et de disparaître, de ne plus exister socialement avant de mourir physiquement.

La Honte ? Non plus un roman cette fois, mais un film de Bergman. Vivant sur une île déserte, replié sur lui-même, un couple vit à l'abri, dans un pays pourtant secoué par une guerre civile…. Une guerre civile qui bientôt les rejoint, dans ce paradis de l'isolement, du refus de savoir dans lequel ils se sont enfermés... presque volontairement. Au seuil de leur porte, cette guerre civile vient les tirer de leur reposant oubli et les projette sous les feux des média : déconnectés de la réalité qui les a rattrapés, ils font des déclarations inadaptées, qui dérangent le pouvoir politique d'un ordre auquel ils croyaient échapper. Ce pouvoir les extermine, les détruit. Faute de savoir, sans foi ni conviction, ces naïfs - autres insouciants bronzant au soleil de leur isolement - se retrouvent anéantis... Cela vous dérange-t-il ?

Alors c'est simple, partons en pique nique…en pleine nature. Vous avez emmené votre famille standard, y compris votre chien, loin de la capitale, pour retrouver une nature avec laquelle vous avez perdu tout contact depuis que vous vous êtres urbanisés, mais curieusement, vous souhaitez la retrouver un court un instant, sans toutefois supporter le silence qu'elle risquerait de vous imposer. Alors c'est simple, après le roman et le cinéma, il reste la radio : elle fonctionne en continu, accompagnant votre déjeuner dominical sur l'herbe. Les nouvelles se succèdent et votre indifférence est totale: morts et guerres, annoncées entre trois publicités pour les prochaines soldes, ne viennent en rien perturber votre repos loin des foules. Puis, stupeur : la radio émet un bruissement qui interpelle enfin votre intellect assoupi par les essences arboricoles….on annonce des bouchons impressionnants pour votre retour sur la capitale ! Catastrophe…qui vous atteint enfin ! Vous êtes pris de frénésie, et prenez immédiatement le chemin du retour vers la ville et la civilisation.. Cette troisième parabole n'est en fait qu’une vision de notre société par un dessinateur humoristique.

Le père Henri Madelin avait choisi de nous faire passer par le roman, le cinéma, enfin la caricature, pour nous renvoyer trois images de ce qu'il perçoit être notre société, et nous entretenir de ce que peut être “la recherche de valeurs dans un monde en mutation”.

Trois idées pour percevoir et exprimer notre monde actuel : l'humiliation par la perte de l'image de soi, l’incompréhension et l'ignorance - feinte ou volontaire- des enjeux, "de ce qui se passe", enfin l'isolement et la réaction au monde uniquement par ce qui nous touche directement (ce que je comprends comme l’indifférence absolue).

Licencié en droit, en philosophie, et en théologie, actuellement maître de conférence à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, professeur de philosophie au Centre Sèvres, rédacteur en chef de la revue Etudes, journaliste pour le Monde Diplomatique, La Croix et Ouest France, et auteur de nombreux ouvrages - le dernier en date de 1999, "l'Evangile social" - le père Henri Madelin nous renvoie en guise de hors d’oeuvre, l'image d'un monde que je perçois non pas "en mutation" mais "en perdition"... Pour finir ce portrait, il choisit de continuer avec une quatrième image, celle utilisée par Claude Lévy-Strauss pour un discours au Collège de France, où celui-ci, alors âgé de 90 ans, parle de la vieillesse comme d'un hologramme brisé, qui conserve l'image d'un tout passé et révolu, mais n'existe plus que par morceaux.

Problème de notre temps : celui de l'information instrumentalisée, simplifiée, morcélée, qui permet à celui qui la reçoit de se croire “informé” alors qu’il ne “sait” rien, et n’y dispose pas de la matière pour se faire une idée, un jugement. Cette information, offerte gratuitement à chacun, apanage apparent d'une société dans laquelle l'individu est libéré, ne conduit-elle pas à un comportement grégaire, finalement bien peu “libéral”, dans lequel le mouton noir de la “différence”, de la “pensée autre” n'aurait en définitive que peu sa place ?

Alors faute de valeurs, sommes-nous déjà des “mutants” ou simplement “perdus” ?

Une valeur : de quoi s'agit-il exactement ? La valeur présente la caractéristique première d'être une idée, une personne, une référence pour laquelle “il vaut la peine de se donner, soi-même ou parfois, éventuellement, sa propre vie”. La valeur est nécessairement ce pour quoi le sacrifice a un sens, induisant une attitude “oblative". La deuxième caractéristique des "valeurs" est d'exister et de s’ordonner entre elles selon une hiérarchie – elles présupposent une relation d’ordre strict diraient les mathématiciens - hiérarchie que l'information “ instrumentalisée ” de notre époque rend difficile, renvoyant cette hiérarchisation aux individus, qui dans leur grande majorité se trouvent désemparés. Parce que le flot d'informations favorise la perception positive des valeurs du spectacle, de l'action au détriment des valeurs perçues à l’issue d’un cheminement intérieur. Le père Henri Madelin pense que la psychologie, l'introspection “psychanalytique”, peuvent être le chemin moderne par lequel la découverte des valeurs que sont la “bonté”, la “compassion”, ont une chance de resurgir comme l'eau d'une nappe phréatique au milieu du désert. A l'inverse du flot d'informations “catastrophistes” dont la modernité nous submerge, la recherche de valeurs suppose une capacité à porter un regard positif sur l'instant vécu…une capacité à louer le divin dans l'instant. Enfin l'art de la recherche du “ vivre-bien ” dans notre monde implique de sortir de notre île confortable mais isolée comme celle du film de Bergman et de comprendre que les exclus attendent que nous les entraînions, qu'étant nous-même “dans” le monde, reconnu par celui-ci, “inclus” dans celui-ci, nous devons trouver le chemin qui nous relie aux exclus et les réunit à nous... Religion voulant dire relier.

La société française est, selon le père Henri Madelin, probablement l'une des plus laïques qui soit. Cette laïcisation de la vie moderne implique la perte de la connaissance des repères fondateurs, la perte de la connaissance de ce qui fut la base de la culture artistique par exemple... [NDLR Bach aurait vu dans la musique qu'il créait la parole de Dieu - blasphème s'il en est - pour ceux qui eurent la chance de suivre l'interview de John Eliot Gardiner sur ARTE]. Faute de cette connaissance, le lien de l'amont vers l'aval se défait et nous perdons toute capacité à transmettre ou tout au moins perdons-nous la compréhension de ce qui doit être transmis c'est-à-dire le “fondement morale du vivre ensemble”.

Dans cette société française très laïque, le monde catholique se trouve comme incapable d'être présent dans la société, de porter un message autre que celui d'un repli, dans une niche religieuse confortable mais aussi coupée du monde que l'îlot désert de Bergman.

Les convives de notre dîner - débat -, n'ont pas le même parcours ni, - je crois -, la même attente : le doute point inévitablement à l'horizon, tel le nuage provoquant l'étrange rétricissement par lequel nous avions commencé….

Notre recherche de valeurs passe-t-elle nécessairement par un retour au religieux ? Socrate, ne s'est-il pas sacrifié pour une valeur en dehors de l'ordre chrétien ? Ecoutons une plaisanterie issue du monde arabe qui dit que : “grâce à Dieu, j'ai perdu la foi...”. L'islam, impose une cohésion de la société au prix d'une austérité de la vie, et son irruption dans la société française oblige les autres religions à se situer, suggérant l’idée que, transposée en 1999, la fin du Concordat en 1905 opposerait presque les musulmans d'un coté aux laïques et catholiques réunis, de l'autre…

La transmission de ou des valeurs est le grand problème de toutes les sociétés. Les sociétés laïques “transmettent” par la loi, or précisément la loi, en tant que vecteur de transmission de valeurs sociales fondamentales, “va mal”, elle ne peut plus être “reçue” dans le désordre des valeurs qui caractérisent les sociétés modernes. Constat qui conduit le père Henri Madelin à considérer, prudemment, que “la laïcité est un discours essoufflé”... comme après une longue course au travers de multiples décennies. Il resterait à trouver, à retrouver le sens du témoignage, le témoin étant “celui qui va dire” ou encore “celui par le sacrifice duquel il sera dit”, si je comprends cette parole selon laquelle “des témoins seront égorgés”. Parce que “dire” ferait violence, dérangerait l'ordonnancement matériel parfait de la société moderne et laïque.

Max Weber parlait - tout au moins je vis avec cette illusion - du “paradoxe des conséquences”. Il pensait aussi - le père Henri Madelin nous l'apprend - que la société moderne engendre un polythéisme des valeurs, empêchant leur ordonnancement…. Comme si le “désordre des valeurs” entretenait une relation inverse et croissante avec le progrès technique dont la finalité est d'ordonner les choses matérielles, de les prévoir... mais je ne développerai pas cette perception toute personnelle et conclusive des pistes que le père Henri Madelin a ouvertes au cours de cette soirée.

La France est peut-être la plus laïque des sociétés occidentales selon le père Henri Madelin. Elle fut aussi, dans ma mémoire historique et scolaire, la “fille aînée de l'Eglise”. Ayant “surfé” au cours de ce dîner-débat, sur des choses profondes pour certains, lointaines pour d'autres, que l’on perçoive ce monde comme étant en mutation ou en perdition selon sa propre échelle de valeurs, que l’on aie trouvé des voies pour “vivre de façon laïque les valeurs religieuses” ou “vivre religieusement les valeurs laïques”, un message essentiel demeure – de conviction ou d’espoir, je ne prendrai pas position – et le père Madelin le souligne : “Avec les années 90, nous sommes sortis du temps du silence”. Dans un monde où nous savons parfaitement “voir” – sens indispensable si l’on veut zapper – il nous restera maintenant à “entendre”.
Xavier Delvart (MP 1993)