DINER-DEBAT

avec

Monsieur Jean STAUNE

Philosophe et Scientifique,
mars 1998
" Comprendre le Changement ? "
 
Jean STAUNE, diplômé de l’IAE et de l’IEP Paris, - Secrétaire général de l’UIP - Université Interdisciplinaire de Paris - ; enseignant de philosophie des sciences à HEC-ISA, directeur de la collection "Le temps des sciences" aux Editions Fayard.

Hotel Hilton, Paris 7

Compte-rendu

La mise en scène de ce dîner-débat donnait une impression un peu "magistrale" : transparents, exposé théorique en trois parties, remise des supports de présentation ainsi qu'un résumé à l'attention du Panglossien chargé du compte-rendu... Impression juste, puisque dès les premiers propos de notre invité, Jean Staune, nous fumes informés qu'il essaierait de nous exposer en une soirée la quintessence d'un séminaire, normalement prévu pour une journée.

Le thème retenu pour cette soirée "les nouveaux concepts scientifiques et leur application à la société et à l'entreprise" laissait entrevoir quelques violents efforts pour nos neurones assoupis. Notre invité s'est d'ailleurs excusé de devoir nous faire un peu souffrir dans la mesure où les contraintes physico-temporelles imposaient une miniaturisation de ce qu'il explique normalement en un temps normalement plus long. En conséquence et afin de contenir l'ensemble de l'exposé dans un délai de 3h30, nos brillants esprits furent invités à fonctionner à la vitesse de la lumière (tout en évitant d'aller s'écraser contre le mur de Planck...) et à transcender le temps grâce au principe de la relativité (application immédiate des concepts exposés durant la soirée).

Hypothèse fondamentale : notre civilisation - occidentale - fonctionne, produit se développe en fonction d'une " vision du monde ". Comprendre quelle est cette vision n'a pas d'importance en période de stabilité, mais devient essentiel lorsque nous sommes en période de turbulences. Pour fonder cette hypothèse, un rappel : la civilisation chinoise invente tout ce qui fera le monde moderne mais ne l'exploite pas. Le monde occidental "redécouvrira" tout, deux siècles plus tard, et... en fera l'utilisation que l'on sait. D'un coté - chinois-, la culture taoïste -, s'opposait dans son fondement à l'utilisation technique de ces découvertes, de l'autre, l'occident chrétien -, un monde marqué par la "recherche des lois de Dieu" qui pousse à expliquer le monde.

A partir de ce constat - volontairement simplifié - , J. Staune nous propose l'interprétation suivante : à partir du XVI siècle, le monde occidental se construit et se développe à partir d'une vision du monde qui se structure autour des découvertes scientifiques : cette vision "scientifique", qualifiée de classique, se diffuse à l'ensemble de notre société et nous a structurés pendant presque cinq siècles. Quels sont les caractéristiques de cette "vision classique" : le fait que tout soit virtuellement explicable de manière causale et mécanique, que l'analyse de tout phénomène peut se concevoir en le découpant en sous-ensemble (Descartes), que nous vivons dans un système parfaitement déterminé ou à défaut déterminable (système de Laplace). Dans cet univers - non pas uniquement au sens mathématique "déterministe" et "réductionniste , tout se conçoit sous la forme action/réaction, selon une approche causale analogue à celle de la "mécanique" et l'homme se réduit à être une machine à " calculer" : poussé à l'extrême, cette vision du monde conduit à exclure le "divin", à expliquer le réel par le réel, et le mental s'appréhende comme la somme des actions des différents neurones. L'irrationnel n'a pas de sens - ne fait pas sens - et doit être évacué. Une vison du monde dans laquelle, potentiellement , l'homme maîtrise totalement son avenir : puisque cet avenir devient prévisible, il est possible d'anticiper, donc d'investir. Cette conception du donne logiquement naissance au taylorisme, organisation du travail, parcellisée en sous-ensembles. Tout système humain "efficace" doit être appréhendée comme un ensemble de procédures - le premier organigramme apparaît au XVI siècle -. Dans le domaine des sciences du vivant, Darwin nous explique comment les systèmes vivants ont pu évoluer selon un système dont la logique s'inscrit parfaitement dans cette conception. Marqué par cette vision "scientifique", le monde et la société humaine doivent être organisés comme un système rationnel constitué de propositions sur lesquelles nous pouvons toujours non prononcer en termes de vrai ou de faux ; dès lors tout devient potentiellement "certain; car déterminable. L'objectif de l'organisation rationnelle de la société : étendre ce modèle à l'ensemble des activités humaines. Pour conclure et reprendre une proposition de J. Staune " le réel, - dans cette vision du monde - est autoexplicatif et derrière le réel il n'y a rien à cherche". Ce système remarquablement efficace donnera à la civilisation occidentale un pouvoir "dissolvant" sur toutes les autres civilisations qu'elle rencontre dans son expansion... Son aboutissement logique est la disparition du facteur "humain" - l'élément résiduel inexpliqué et irrationnel qui vient perturber la recherche de l'optimum - et conduit à une civilisation dans laquelle le sens des choses perd sa place. L'acmé est cependant loin derrière nous : en 1887, le directeur de l'institut des brevets de New York démissionne en déclarant qu'il n'y a plus rien à inventer...

Objection d'un convive : comment concilier ce déterminisme intégral - sous-jacent à cette vision du monde - avec une époque où triomphe la théorie politique du libéralisme - et donc du libre arbitre -, qui conçoit la société comme résultante des actions libres de ses agents. Pour J. Staune, ce libéralisme politique est en parfaite cohérence avec la vision scientifique du XIX siècle et s'inscrit par exemple remarquablement dans la conception darwienne de l'évolution de la vie (" le meilleur gagne... ").

A ce stade du dîner - nous devions être au plat principal je crois, les choses deviennent difficiles...(et le compte-rendu également). En effet, notre époque - par exemple l'organisation de nos structures de production, et notamment celles des entreprises -, vit sur cette vision scientifique du monde fondée sur des découvertes qui sont, en fait déjà... dépassées. Nous vivons - pensons encore fortement - grâce à la lumière d'une étoile, en fait déjà morte, mais dont nous n'avons pas encore perçu qu'elle était trépassée. Une nouvelle vision scientifique du monde est en train d'émerger : les découvertes intervenues depuis le début du XXème siècle invalident toutes les hypothèses ayant donné naissance à ce monde "réductionniste et déterministe" et qui fut associé aux idées d'efficacité et de progrès.

Depuis le début du XXème siècle, en effet, rien ne va plus. D'abord, le Titanic a coulé [NDLR - J. Staune n'a pas cité ce fait fondamental !]. Plus sérieusement, la physique démontre, dans les années vingt, qu'il est impossible d'observer la vitesse et la position en même temps et introduit le principe d'incertitude venant perturber un univers où tout doit être déterminable et qui vise à réduire l'incertain. Plus grave, la mise en évidence du principe d'inséparabilité en physique quantique - qui sera expérimenté pour la première fois en 1982 à Orsay et confirmé au cours de l'été 1997 à Genève. Ce que nous devons en retenir : le réel peut avoir une autre forme que celui que nous pensions et notamment l'idée que nous devions scientifiquement vivre avec l'idée d'un "réel au-delà du réel", approche totalement inconcevable dans le monde scientifique classique. Notre monde logique déraille également : Gödel se met en tête de démontrer en 1931, que la conception d'un système fermé, totalement logique est impossible, dans la mesure où ce système contiendra toujours au moins une incertitude fondamentale. Démonstration faite, son rival de l'époque tente de se suicider. Gödel l'en dissuade et J. Staune, nous dit qu'il nous faut vivre avec ce que les connaisseurs désignaient par le " principe d'incomplétude ". L'astrophysique se met également à douter et avec le principe " anthropique ", principe qui ouvre de nouveau la question du sens, et notamment implicitement la question de la " création " originelle. Enfin, des expériences récentes sur un moine tibétain, en méditation, démontreront que celui-ci peut être du point de vue neuronal " quasi mort " - ou tout au moins proche d'un état impliquant l'appel de " SOS Médecins " -, mais parfaitement continuer à exister mentalement, puisqu'il ne fait que méditer... La science sait maintenant que la compréhension de la matière ne résulte pas nécessairement et uniquement de l'analyse additive de ces composants, que les sciences de l'univers remettent en cause les relations entre le temps et l'espace, que les sciences de la vie ne peuvent plus expliquer notre évolution uniquement grâce à Monsieur Darwin et que l'homme - et son fonctionnement - n'est pas "  déterminable " par un ensemble, si complexe soit-il, d'équations et de phénomènes " mécaniques " s'ajoutant les uns aux autres.

L'hypothèse de J. Staune est denous dire, qu'avec retard, ces découvertes sont en train de produire leurs effets - de contribuer à créer une autre vision " sociale " du monde - dans l'ensemble de nos activités, vision qui est le fruit de ces découvertesscientifiques - mini événements, perdus dans le flot d'actualités - mais fondamentalement structurante pour notre avenir. Nous pouvons contester la vision de J. Staune, à savoir l'établissement d'un lien explicatif entre " vision scientifique " et " vision sociale " comme facteur explicatif du fonctionnement de notre monde. Pourtant, comme il nous le fait remarquer, depuis les premières fissures dans l'édifice de la " vision scientifique classique " -, les sciences sociales ont commencé à inclure - ou à refléter dans leurs discours -, cette nouvelle réalité scientifique. Les concepts de " flexibilité ", de fonctionnement en " réseau non formalisé " en sont la manifestation : la quête du sens et la réhabilitation de l'imagination et de la créativité sont pour J. Staune produits de cette nouvelle vision scientifique. Dans les enseignements managériaux - car tel est bien le but [NDLR - hélas ! -]. J. Staune, cette fois en tant que consultant, en tire des conclusions en ce qui concerne les implications possibles de cette nouvelle vision du monde en matière de " gestion " ou de stratégie d'entreprise... déclinaisons parfois déjà mises en pratique. Le plus perturbant dans les conséquences que décline de cette nouvelle vision du monde, consiste à se dire qu'une entité peut être structurée autour d'éléments intangibles - compréhensible mais non quasiment non palpables - qui n'entrent aucunement dans les procédures et les schémas quantifiables " traditionnels ", bref que nos structures, et notamment leurs relations de pouvoir internes, doivent vivre avec des zones d'incertitude... pour lesquelles nos conceptions organisationnelles traditionnelles sont très mal adaptées. L'invitation de l'exposé de J Staune : intégrer personnellement les conséquences de certaines des découvertes scientifiques qu'il nous a présentées et Nous terminerons - assez tardivement - ce dîner débat par l'analyse - malheureusement trop rapide faute de temps - d'exemples concrets d'entreprises ayant intégré certains de ces concepts : cela restera affaires d'initiés... en vertu du principe selon lequel les absents ont eu tort.
Pour compléter : extraits de la bibliographie proposée par J. Staune.  L'homme face à la Science - Ouvrage collectif - Critérion - 1992 ; Regard sur la Matière - Fayard 1993 ; Le Cantique des Quantiques Sven Ortoli et J.P Parabod ; La Mélodie secrète Trinh Xuan Thaun - Fayard 1998 ; Biologie de l'Esprit Remy Chauvin Le Rocher 1985.
Xavier Delvart (MP 1993)
PS - Le support de présentation est disponible  pour les membres du Club auprès de Xavier Delvart.