MINI-MISSION/VISITE EN FRANCE
Millau, Juin 2004
Viaduc de Millau

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Dîner-débat au château de Creissels
Invités :
Marc LEGRAND – Directeur Général de la Compagnie Eiffage Viaduc de Millau (CEVM)
Claude SERVANT - Directeur Scientifique d’Eiffage Construction, coordinateur des études
Marc BUONOMO - Directeur de l’usine Eiffel de Lauterbourg , chef du projet métallique (tablier, pylônes et haubans)
Jean-Claude MUTEL - Directeur de la Compagnie Eiffage Viaduc de Millau


photo n°1 - 2004juin_3 photo n°2 - 2004juin_3 photo n°3 - 2004juin_3 photo n°4 - 2004juin_3 photo n°5 - 2004juin_3 photo n°6 - 2004juin_3 photo n°7 - 2004juin_3 photo n°8 - 2004juin_3 photo n°9 - 2004juin_3 photo n°10 - 2004juin_3 photo n°11 - 2004juin_3 Photos T. Courtiol & B. Jacob   (pour agrandir une photo cliquer dessus)


Compte-rendu
En préambule, Marc Legrand, camarade de promo (X et Ponts) de Bertrand Deroubaix (qui a été responsable de la mission du pont de Normandie) et de Bernard Jacob, évoque son étonnement face à la coïncidence d’avoir trouvé comme adjudant de la gendarmerie de Millau un cousin germain de Bertrand Deroubaix. Il est séduit par l’intitulé de notre club, qui évoque pour lui celui qui est « expert de rien et intéressé par tout ».

1. La concession, une solution pour faire vite et bien

Initialement le viaduc de Millau, faisant partie de l’autoroute A75 réalisée par l’Etat pour désenclaver le Massif Central (engagement du président Giscard d’Estaing), devait être construit sur fonds publics. Mais en 1998, après déjà quelques années d’études, et de consultations d’architectes et de bureaux d’études, les problèmes de financement de l’ouvrage constituaient toujours un frein majeur au projet. Pourtant il n’y avait pas d’opposants réels au viaduc, et le « bouchon de Millau » devenait d’années en années plus préoccupant en été. Le délai de réalisation du projet alors que le reste de l’A75 avançait au nord et au sud du Tarn était donc au cÅ“ur du débat politique.

L’un des paradoxes de ce projet est qu’un ministre de gauche, communiste de surcroît (J-C. Gayssot), ait décidé de mettre l’ouvrage en concession par des entreprises privées, afin d’accélérer la réalisation.

Le projet de pont multi-haubanné (plusieurs travées haubannées de même portée, 342 m, et pylônes) a été inspiré et défendu par Michel Virlogeux, Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et concepteur du pont de Normandie et de nombreux autres grands ouvrages français et étrangers. Le dessin final du projet a été confié au célèbre architecte anglais Sir Norman Foster. C’est la première réalisation de pont par ce cabinet, par ailleurs connu pour de nombreux bâtiments importants. Les apports de l’architecte ont été majeurs pour l’intégration de l’ouvrage dans le paysage et pour ses lignes architecturales. L’ouvrage est léger, fluide et n’altère pas l’environnement ; « un trait d’union de causse à causse » selon l’architecte.

Plusieurs autres projets avaient été proposés et étudiés, dont un grand arc de 650 m d’ouverture (presque deux fois le record du monde actuel, mais assez risqué à réaliser), un pont à travées en béton précontraint plus courtes sauf une travée centrale au-dessus du Tarn plus longue – environ 600 m -, un pont sous-bandé, etc. Ils ont été écartés soit pour des raisons techniques, soit architecturales, soit de coût.

Une première estimation de l’Administration donnait un coût de 1,5 à 2 milliards de francs en 1998. La réalisation finale (en 2004) sera de l’ordre de 320 millions d’euro (soit un peu moins de 2,1 milliards de francs), donc très proche de l’estimation initiale. Cependant, le changement de portage du projet a conduit à refaire la DUP (déclaration d’utilité publique) et la réalisation du contrat de concession.

Les étapes principales du projet furent les suivantes :
21 juin 2000 : lancement de l’appel d’offres,
21 novembre 2000 : remarques sur le projet soumis (par Eiffage),
1er mars 2001 : présentation des réponses aux remarques,
15 avril au 31 mai 2001 : négociation exclusive entre l’Etat et la société concessionnaire,
10 octobre 2001 : publication au JO du décret de concession,
La mise en service du viaduc, initialement prévue le 10 janvier 2005, aura lieu fin 2004 (le 14 décembre).

Le coût de l’ouvrage n’était pas le critère d’attribution puisque l’Etat ne finance pas (hormis une centaine de millions de francs investis avant la mise en concession pour des études et consultations architecturales et de bureaux d’études. Mais le choix a été fait notamment sur le tarif pour l’usager (4,9 euro pendant 10 mois et 6,4 euro en juillet et août pour les voitures, 19 euro pour les camions), et la durée de la concession, qui découlent directement du coût du projet, de son mode de financement et des prévisions de trafic. Un des soucis était d’assurer la sécurisation du projet.

2. Les clefs du succès d’Eiffage

Avec 7 milliards d’euro de chiffre d’affaires, Eiffage est le 3ème groupe de BTP français et le 6ème européen, ce qui montre le dynamisme du secteur en France. Les premiers actionnaires du groupe sont ses salariés, ce qui traduit l’impact humain du projet évoqué par Jacques Godfrain lors de l’apéritif d’accueil. Le viaduc permet d’attirer les hommes, par sa beauté, par ses emplois et par ses retombées. Pendant 3 ans, jusqu’à 500 personnes travaillent en permanence sur le chantier.

Le succès d’Eiffage vient essentiellement du fait que la société était seul maître à bord, contrairement à ses concurrents (Vinci/Dragados et Bouygues/ASF) qui se présentaient en consortium. En effet avec ses diverses filiales, Eiffage Construction (terrassements, fondations et piles1 en béton), Eiffel (construction métallique : tablier et pylônes2 ), Appia (chaussée et signalisation), Forclum (travaux électriques et éclairage), ainsi que ses sous-traitants, le groupe Eiffage a pu assumer l’ensemble du projet.
Cela lui a permis d’être meilleurs sur les critères suivants :
- délai (offre la plus courte – 39 mois de réalisation) ;
- financement (le groupe auto-finance l’ensemble de la construction sur ses fonds propres, soit 1/3 des capacités de financement du groupe pendant 3 ans). Il fera ensuite appel au marché financier pour récupérer ses fonds propres, après la mise en service de l’ouvrage, lorsque les risques techniques seront écartés et la visibilité sur l’exploitation meilleure, donc à des coûts plus faibles ;
- recherche de conditions les plus économiques (en liaison avec la banque HSBC).

Pour assumer le risque et les aléas de la construction, le fait d’avoir un patron unique (le président du groupe Eiffage, Jean-François Roverato, relayé par Marc Legrand), inspire confiance et permet une cohérence de l’ensemble des décisions. A contrario, dans ce système intégré, le paiement des erreurs n’est pas dilué, et chaque jour de retard représenterait des « piécettes qui tombent » en moins dans l’escarcelle du concessionnaire. Car la durée de la concession (78 ans) est fixée par contrat et court à partir de la date de publication du décret (octobre 2001). A entendre les propos et voir le regard rutilant de Marc Legrand évoquant les « piécettes des utilisateurs tombant au péage et tintant à ses oreilles », on comprend que l’argument du délai a du poids. Surtout que l’Etat a exigé des pénalités de retard qui se cumuleraient au manque de recette et, au grand regret de Marc Legrand, ces pénalités ne sont pas remplacées par des primes en cas de réalisation plus rapide de l’ouvrage.

La concession dure 78 ans, dont 75 ans d’exploitation, ce qui laisse Marc Legrand très serein sur son avenir dans la fonction qu’il occupe ! L’Etat s’est toutefois gardé la possibilité de renégocier la durée de la concession à la baisse après 44 ans si les hypothèses de circulation et donc de recettes s’avéraient nettement plus favorables que celles retenues a priori (10 000 véhicules par jour en moyenne). Mais là encore la clause ne s’applique pas en sens inverse, au grand regret de notre invité. La durée de vie garantie du pont est de 120 ans (mais il peut durer plus longtemps, notamment avec de l’entretien). L’essentiel des coûts est induit par la construction, l’exploitation et la maintenance ultérieures de l’ouvrage étant nettement moins coûteux. Donc, comme pour la plupart des infrastructures de transport, une fois passée la phase d’amortissement des coûts initiaux et frais financiers afférents, les bénéfices peuvent devenir confortables si la concession n’est pas à terme.

3. Des premières technologiques

Pour réaliser le projet de pont multi-haubanné retenu, 4 technologies étaient en concurrences lors de l’appel d’offres :
- deux technologies de viaduc en béton (coulé en place par encorbellement ou voussoirs préfabriqués et amenés par le tablier) ;
- deux technologies de tablier en acier (voussoir métalliques préfabriqués et amenés par le tablier ou poussage du tablier construit par l’arrière à partir des causses).
Bien que la solution en béton ait été la base du projet lancé en appel d’offre, et soutenue par une partie du groupe Eiffage, la variante métallique l’a finalement emportée, surtout pour les avantages de la technique de réalisation par poussage :
- assemblage et soudure des voussoirs entièrement réalisés en ateliers couverts sur chaque causse, aux extrémités du viaduc ;
- la plupart des opérations exigeant du personnel sont effectuées à terre, en toute sécurité, et non pas au-dessus du vide ;
- peu de manutention d’éléments lourds sur le tablier pendant la construction (seuls les pylônes sont amenés après clavage du tablier) ;
- possibilité de mener plus de tâches en parallèle (et donc gain de temps) : construction des piles en même temps que la fabrication des éléments de tablier et de l’assemblage des voussoirs, poussage du tablier sur les piles les plus proches des rives pendant la construction des piles centrales ;
- beaucoup moins de temps d’exposition du tablier en porte à faux à des risque de vent violent (un poussage de pile à palée provisoire ou réciproquement, soit 171 m, dure environ 36 heures, pendant lesquelles il faut une couverture météo avec moins de 80 km/h de vent).
Il aura toutefois fallu monter 7 palées provisoires métalliques, dont la plus haute atteint 170 m et pèse 1 200 tonnes, à mi-chemin entre chaque pile, pour supporter le tablier pendant la construction et avant la mise en place des haubans définitifs. Ces palées, qui supportent jusqu’à 7 000 tonnes de charge, seront toutes démontées à la fin du chantier.

Le viaduc a 2460 mètres de long, 85 000 m3 de béton ont été utilisés pour les fondations et les piles, le tablier a consommé 36 000 tonnes de charpente métallique (soit cinq fois le poids de la Tour Eiffel !). Au total, avec les pylônes et les palées provisoires, il aura fallu près de 50 000 tonnes d’acier pour le viaduc de Millau. Le tablier passe à 270 m au-dessus du Tarn, et le pylône P2 culmine à 343 m, soit 22,25 m de plus que la Tour Eiffel (320,75m). Les travées sont de 342 m et des porte à faux de 171 m, avec 7 mm de flèche, ont été réalisés lors du poussage.

La technologie de poussage du tablier met en Å“uvre un principe que Marc BUONOMO a exposé devant le Conseil Général des Ponts et Chaussées en montant sur la table. En effet, lors du poussage, les frottements imposent des efforts horizontaux de plus en plus importants au fur et à mesure de l’avancée, qui pourraient induire des déformations latérales inacceptables des piles et palées provisoires. On a donc installé des translateurs (14 en tout) sur chaque appui (piles et palées), asservis en boucle, qui permettent le déplacement du tablier par un mouvement décomposé (élévation puis translation en descendant) qui minimise les efforts horizontaux sur les points d’appuis.

La préfabrication des voussoirs et pylônes métalliques est réalisée à Lauterbourg (Alsace) et à Fos-sur-Mer. 50 000 tonnes d’acier ont été traitées dans une société (Eiffel) de 700 personnnes, dont 250 employées dans l’usine. Les techniques les plus innovantes furent employées : découpe au plasma des plaques d’acier du tablier pour éviter les déformations thermiques, robot de soudage, réalisation complexe de la pièce de liaison tablier-pylône et tablier-pile... Les pylônes en acier sont fabriqués en temps masqué, pour être ensuite amenés couchés sur le tablier à leur position définitive puis redressés sur place. Sur le chantier travaillent 300 à 500 personnes, dont 40 environ sont personnel Eiffage.

L’organisation de la qualité et le contrôle du chantier est assurée par deux maîtres d’œuvre extérieurs, la SNCF et la SETEC. La constatation de la conformité de l’ouvrage est de la responsabilité de l’Administration, qui est représentée sur le chantier par Georges Gillet, Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées, chef de la mission des ouvrages d’arts de l’A75. Le comportement du viaduc doit être le plus proche possible de la théorie. La précision du calcul des réactions d’appui est de 0,7%, les déformations sont calculées à environ 0,1%, et les tolérances géométriques sont calculées à moins de 3 mm.

On comprend qu’avec de telles performances, Marc Buonomo ait souhaité, lors de la dernière phase de poussage du tablier, pour le clavage (la réunion) des deux moitiés nord et sud qui avançaient l’une vers l’autre, utiliser le pont comme le plus gigantesque et le plus cher « tire-bouchon » du monde, pour sabrer la bouteille de champagne de l’événement et ajouter un dernier record aujourd’hui, à une longue liste à Millau ! A titre indicatif, les deux parties du tablier ont accosté avec moins de 2 cm d’écart en élévation, pour 171 m de porte à faux chacun...
Michel Galimberti (MP 1992) et Bernard Jacob (MP 1979)
1 Les piles sont les fûts en béton qui supportent le tablier et les pylônes, partant du sol et jusqu’au tablier.
2 Les pylônes sont les mâts métalliques dressés au dessus des piles et fixés au tablier, et auxquels sont attachés les haubans (câbles inclinés) qui soutiennent le tablier. Les efforts verticaux récupérés par les pylônes et venant des haubans, sont transmis aux piles par d’énormes pièces métalliques insérées dans le tablier au droit de celles-ci.